L’État de droit n’est pas une valeur républicaine mais un système dictatorial : retour sur l’affaire Retailleau
Bruno Retailleau, nouveau ministre de l’Intérieur, a provoqué la rage de la caste politico-médiatique en évoquant le fait que le fameux « État de droit » devait être subordonné à la démocratie.
Retour sur cette polémique grâce à un entretien avec maître Éric
Delcroix mené par Camille Galic.
Polémia
« L’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré. […]
La source de l’État de droit, c’est la démocratie, c’est le peuple souverain. »
Cette phrase de Bruno Retailleau a déclenché un hourvari à gauche, Libération la présentant par exemple comme « une hérésie démocratique et républicaine », de nature à placer « hors du fameux arc républicain » le nouveau ministre de l’Intérieur.
Mais qu’est-ce que cet État de droit que Retailleau juge amendable et Libé indépassable ?
Pour le savoir, nous avons interrogé Me Éric Delcroix, philosophe du Droit accompli qui fut le premier en France à pourfendre ce monstre.
« L’État de droit nous a été imposé par le coup d’État du Conseil constitutionnel en 1971 »
Camille Galic : Éric Delcroix, vous démontriez la nocivité de l’État de droit dès 2002 aux éditions de L’Æncre dans votre livre Le Théâtre de Satan : décadence du droit, partialité des juges, et vous y reveniez en 2020 dans Droits, conscience et sentiments (à se procurer sur akribeia.fr).
Avez-vous été satisfait de voir le ministre de l’Intérieur, troisième personnage du gouvernement, partager au moins en partie vos vues ?
Éric Delcroix : L’État de droit, voilà une expression qui était ignorée dans les facs de droit françaises dans les années 1960, si ce n’est au titre du droit comparé comme concept étranger à notre ordre juridique séculaire.
Il aurait été utilisé pour la première fois dans notre vie publique par Giscard d’Estaing en 1977, si l’on en croit Éric Zemmour, rare chroniqueur politique à savoir de quoi il s’agit.
Aussi n’ai-je été que très modérément satisfait par les propos de Bruno Retailleau, parce que, comme la plupart de personnages publics, il croit à tort que c’est une « valeur républicaine » qui renvoie benoîtement à l’ordre juridique, républicain et démocratique.
Mais peut-être a-t-il confusément flairé quelque chose…
Que reprochez-vous à ce nouveau concept qui prévaut désormais dans tout l’Occident ?
Ce que je reproche à ce concept, c’est de mettre au sommet de l’ordre juridique des juridictions, donc des juges non élus, qui sont au dessus de la loi élaborée par le législateur démocratique.
L’État de droit est, au regard de l’histoire du droit français, le contraire de l’État républicain, dans lequel un juge qui aurait repoussé l’application de la loi formelle aurait commis le crime de forfaiture (article 127 de l’ancien Code pénal en vigueur de 1810 à 1994).
Même la Restauration n’avait pas remis en cause cet acquis, dans sa forme définitive forgée par Napoléon.
De Gaulle aurait dit, rapporte-t-on fort à propos, qu’en France la Cour suprême c’était le peuple, ce qui était conforme à notre tradition républicaine, maintenant démantelée.
Dans l’ordre interne, l’État de droit nous a été imposé par le coup d’État juridictionnel perpétré en 1971 par le Conseil constitutionnel qui, sortant de sa neutralité axiologique, a affirmé qu’il pouvait s’appuyer sur le préambule de la constitution riche en proclamations philosophiques fumeuses.
Or, notre personnel politique non seulement n’a pas réagi là-contre, mais Sarkozy abondant en ce sens en a fait une Cour suprême à l’américaine, lui permettant de traiter de recours individuels contre les lois, sans délai de prescription (modification constitutionnelle de 2009).
Depuis, notre Conseil constitutionnel est devenu le véritable constituant, pouvant faire dire n’importe quoi à la Constitution en épigone de la cour américaine.
Dans l’ordre externe, voyez une juridiction telle que la Cour européenne des droits de l’homme, ouverte aux recours individuels et qui ne juge guère qu’en vertu d’une morale idéologique, sa jurisprudence relevant de la casuistique.
« Il faudra à Retailleau le courage de dénoncer la dictature du Conseil constitutionnel et de la CEDH »
Quels sont les sources et les initiateurs de l’État de droit ?
L’État de droit avait eu une source française avec nos parlements d’Ancien Régime (cours judiciaires) ; Louis XV y avait mis fin en 1771 par la réforme confiée au chancelier Maupeou, deux siècles avant notre coup d’État juridictionnel, réforme malencontreusement abrogée par Louis XVI dès 1774.
La Révolution s’élèvera à son tour contre les prétentions des magistrats, aussi l’ordre juridique républicain français sera-t-il fondé sur une stricte séparation des pouvoirs.
https://www.polemia.com/etat-de-droit-et-gouvernement-des-juges-dissolution-du-politique-et-arbitraire-des-juges-par-Éric-delcroix-video/
Le retour de l’État de droit, sous cette appellation (Rechtsstaat), repose sur la doctrine élaborée par le juriste prussien Robert von Mohl (1799-1875), permettant l’assomption du juge au-dessus de la loi formelle, ce qui sera volontiers pratiqué en Allemagne, même sous Hitler, et dont l’héritage marque l’Union européenne.
Mais il y a une seconde source, issue, elle, de la tradition anglo-américaine de la rule of law, là où le droit est avant tout fondé sur la coutume, la loi formelle écrite n’étant que subsidiaire même si elle est de plus en plus foisonnante.
L’exemple, pour nous, venant de la jurisprudence de la Cour suprême américaine qui, en 1803, par l’arrêt Marbury contre Madison, a jugé qu’elle était au-dessus de la loi votée par le Congrès, c’est-à-dire la Chambre des représentants et le Sénat.
La nomination des juges du Conseil constitutionnel, ici, comme aux États-Unis, est faite par des autorités politiques, qui y casent leurs partisans et retraités (Fabius !) et non par l’élection populaire.
Tout cela était acceptable pour une juridiction technique, supposée axiologiquement neutre, mais le système est devenu dictatorial, aux États-Unis depuis 1803 et en France depuis 1971 et 2009.
À supposer que Bruno Retailleau persiste dans son combat, ce qui semble douteux puisque le Premier ministre Barnier l’a désavoué le 1er octobre dans sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée, pensez-vous que sa position puisse conduire à une réaction salutaire dans l’opinion ?
Dans l’opinion publique oui, mais, s’il ne parle pas pour ne rien dire, il lui faudra le courage de dénoncer la dictature arbitraire du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l’homme, quand les lois dont il sera l’initiateur seront annulées ou sanctionnées.
Il pourrait y perdre son ministère tout en appelant les Français à un réveil salutaire (historiquement) républicain.
Que ferait-il après ce désaveu ? Réagir comme dessus ou manger son chapeau ?
Rappelons que, devant l’Assemblée nationale dans sa déclaration de politique générale et pour contrer son ministre de l’Intérieur, le chef du gouvernement a dit : « Il ne peut y avoir de démocratie sans État de droit. » Michel Barnier a énoncé là une sottise et une contre-vérité.
Mais les lieux communs ont la vie dure au sein d’un personnel politique médiocre.
Michel Barnier a fait le plus remarquable de sa carrière au sein de l’Union européenne, institution fort peu démocratique, affligée d’un parlement qui n’a ni l’initiative des lois, ni le choix du recrutement des membres de la Commission qui assure la gouvernance de l’Union.
Entretien avec maître Éric Delcroix réalisé par Camille Galic
03/10/2024
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