Le rêve humide des inquisiteurs médiatiques : Bolloré au bûcher, CNews sous séquestre
Au bar des Brisants, à la pointe de Léchiagat, les verres tintent faiblement, le ressac fait son lent commerce, et l’on tourne les pages d’un quotidien comme on ouvre un hublot sur le temps présent.
J’y lis, avec une sidération que je croyais usée par l’âge, l’excellent papier de Paul Sugy dans Le Figaro relatant une soirée parisienne où Thomas Legrand, entouré d’amis servis et repus, rêve tout haut d’interdire CNews et d’arrêter Vincent Bolloré.
Il ne s’agit pas d’une caricature de café du commerce, il s’agit d’un dîner d’entre soi où l’on disserte doctement du bien et du mal, où l’on en vient à souhaiter que le pluralisme se voie corseté par une police des esprits.
Le récit est précis, circonstancié, presque chirurgical, et l’on entend, entre deux couverts, la petite musique d’un temps qui se crispe.
De ce monde clos, l’air ne sort qu’en soupirs moraux.
On y explique que les médias d’opinion ne sont plus des journaux, simplement des officines, que les débats n’ont pas titre d’être puisqu’ils ne seraient pas adossés aux bons services politiques, aux bonnes conférences de rédaction, aux critères légitimes, en un mot aux rites d’une corporation qui voudrait garder la clef du dépôt.
On jure qu’il faudrait distinguer le journalisme de ce qui n’en est pas, on donne à entendre qu’il conviendrait d’ériger un tribunal des sources autorisées.
L’invective devient programme quand, en écho, résonnent ces mots déplaisants, arrêter, interdire, et l’on voit combien la tentation de la mise sous cloche a gagné les salons où l’on s’alarme de tout sauf de soi.
Pendant ce temps, loin des nappes amidonnées, au prétoire, un procureur d’Angers embastille un père de famille pour avoir montré, dans une vidéo, des Afghans à la porte d’un supermarché.
L’affaire est sèche, triviale, mais éloquente, car elle marque un seuil.
Jadis, en Bretagne comme en Argentine, nous disions, l’autorité protège l’ordre public, aujourd’hui, elle prétend protéger l’ordre du discours.
Que chacun entende la nuance, elle est décisive.
On n’incrimine plus seulement l’acte, on instruit à charge la parole, l’image, la circulation de ce qui contrarie la version tenue pour hygiénique.
Les mêmes ferments font les mêmes vins.
J’entends aussi, côté plateformes, des aveux qui ne jurent pas.
La responsable française de X explique, en commissions et tables rondes, que des dispositifs de filtrage sont en place, que l’on bride ce qui enfle trop vite, que l’on déréférence ce qui choque, que l’on efface ce qui blesse, de grâce dit-on, pour la santé mentale des mineurs.
Les mots sont doux, le geste est rude.
On baptise contenus gris ce qui ne franchit ni la loi de la République, ni les standards maison, et l’on rabote la visibilité jusqu’à rendre muets les orateurs gênants.
L’algorithme devient un guichetier de l’ancien régime, il sourit, il ouvre pour les uns, il ferme courtoisement pour les autres, sans tampon ni motif, par prudence, par convenance, par soumission à des injonctions venues d’organes administratifs ou d’associations appointées.
Voici venir alors l’ange européen, le DSA, grand code cosmopolite, qui délègue dans chaque capitale la confection d’un chapelet de signaleurs de confiance.
Terme magnifique, plein de gravité liturgique, qui masque une évidence d’écritoire, à savoir que l’État, n’osant dire qu’il censure, sous-traite à des comités ses préférences morales, puis intime aux plateformes d’obtempérer, sous peine d’amendes, de procédures, de campagnes d’opprobre.
Le juriste y verra de la technicité, je n’y vois que de l’artisanat, avec des ciseaux, des limes, de la colle, et un but unique, rendre conforme.
L’ARCOM orchestre, des ONG signalent, les réseaux exécutent, toute la chaîne travaille avec componction, et l’on appelle cela moderniser la liberté d’expression. Ironie de notre siècle, on proclame le droit à la parole universelle, on perfectionne en même temps l’outillage pour que cette parole n’arrive nulle part.
Dans ce vacarme feutré, l’argument qui revient est celui de la santé de la démocratie.
Les jeunes, susurre l’expert, s’informent sur les réseaux, les familles sont exposées, l’opinion s’hystérise.
Comme si les journaux où s’attablaient nos censeurs d’hier n’avaient pas, eux aussi, fabriqué des emballements, des paniques, des lynchages symboliques.
Comme si l’ère des quatre colonnes à la une avait vacciné la France contre l’exagération.
Ce que l’on refuse, ici, n’est pas le bruit, c’est sa provenance.
Legrand et ses amis ne craignent pas la rumeur, ils craignent qu’elle n’ait plus leurs mots, leurs tics, leurs pudeurs sélectives.
Ils n’acceptent pas que des images surgissent du bas, sans onction éditoriale, qu’elles révèlent ce que l’on préfère tenir discret, une gifle au square, un deal à la sortie d’école, une connivence idéologique au restaurant.
Alors, on parle d’hygiène, on dit, pour protéger le public, et l’on invente des quarantaines informationnelles.
Je reviens au large, la mer se retire, laisse sur l’estran la vérité toute simple, la France n’est pas malade d’excès de parole, elle est malade d’un vice de structure, l’hégémonie morale d’un milieu qui se confond avec la vertu.
Lorsque Carl Schmitt écrivait que le souverain est celui qui décide de l’exception, il ne désignait pas seulement l’homme d’État, il mettait à nu une mécanique, celui qui tient la main sur la panne et sur l’interrupteur, décide, ce jour-là, de ce qui entre ou n’entre pas dans la cité.
Depuis des années, nos écoles de journalistes délivrent non des arts, mais des certificats de licence, le droit de parler au nom des autres.
Ceux qui s’arrogent ce sacerdoce s’imaginent les gardiens d’un musée fragile, et toute intrusion leur paraît sacrilège.
Or la nation n’est pas un musée, c’est une conversation ancienne, bruyante, parfois indécente, parfois sublime, et nul corps constitué n’en a la concession.
J’en fais une précision, car il apparaît que les temps se prêtent à des procès d’intention, mes articles ne sont pas des articles de journaliste, je n’y joue pas à l’homme neutre, je ne dresse pas la table de la balance, je n’enregistre pas le monde au kilomètre.
J’écris une chronique, portée par les vents et les marées, avec mes penchants, mes fidélités, mes lacunes.
Je raconte ce que j’entends au bar de l’Océan, au bar des Brisants, chez les pêcheurs qui ont connu des tempêtes autrement effrayantes que celles dont l’ARCOM se préoccupe.
Je pèse des mots éprouvés par l’usage, je préfère la rumeur saline des hommes au parfum de sacristie des bureaux.
Que faire alors, diront les gens pressés.
Rien de spectaculaire, tout de courage.
Refuser les mots de l’adversaire, déjà, car l’adversaire n’est pas l’homme d’en face, c’est la manie qui veut le réduire au silence.
Défendre l’idée simple que la liberté d’expression n’est pas un privilège de corporation, qu’elle ne se subventionne pas à coups de timbres humides, qu’elle ne se restreint pas par précaution paternelle.
Rappeler, tranquillement, patiemment, que les images n’appartiennent à personne, qu’elles sont des faits avant d’être des fautes.
Et se souvenir, comme l’enseignait Jünger, que l’homme libre garde toujours un bois intérieur, un asile où l’on ne met pas la main.
Les États croient étouffer les conversations, ils n’étouffent que leur propre crédit.
Je clos mon journal de ce soir, la bruine sur la vitre, la mer qui remonte.
Les cénacles parisiens pourront bien inventer des comités d’admission au réel, la Bretagne, elle, restera ouverte à tous les vents.
Et si l’on m’objecte que ce vent charrie des mots rudes, des images qui bousculent, j’en conviens.
Une nation qui ne supporte plus d’entendre ce qu’elle voit n’a plus besoin de journalistes, elle a besoin d’une conscience.
À l’autre bout du monde, Javier Milei a montré que le courage politique consiste parfois à faire ce que toutes les démocraties timorées n’osent plus faire : rompre le pacte du mensonge institutionnalisé.
En abolissant l’INADI, ce tribunal idéologique du régime kirchnériste qui prétendait surveiller les pensées, les mots, les plaisanteries et les symboles, il a tranché dans le vif de la religion progressiste.
L’Argentine, pays souvent moqué pour ses débordements, nous donne ici une leçon de sobriété et de bon sens.
Là où l’Europe édifie des tours de contrôle lexicales, Buenos Aires libère la parole ; là où Paris subventionne ses censeurs, Milei les renvoie à leurs chaires d’université et leur dit de penser librement, s’ils en sont capables.
Le vent de la liberté, jadis venu d’Europe, souffle désormais du Sud, rugueux, indocile, imprévisible.
Puissions-nous, sur nos rivages, en percevoir enfin la houle.
Par Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
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