REVUE DE PRESSE !
Al-ikhwān: les Frères, nos ennemis
Comment les Frères musulmans ont tissé leur toile dans la République

Depuis près d’un siècle, les Frères musulmans traversent interdictions et exils sans jamais disparaître. `
En France, leur influence se manifeste à travers un réseau discret mais structuré, entre engagement religieux, stratégie associative et discours adapté à la République.
Comment ce mouvement parvient-il à conjuguer invisibilité politique et enracinement idéologique ?
Depuis près d’un siècle, les Frères musulmans font preuve d’une longévité politique remarquable, en dépit des interdictions, de la répression, de l’exil et des dissensions internes.
Loin de se réduire à un simple parti, ce mouvement fondé par Hassan al Banna en 1928 en Egypte, forme un écosystème idéologique, pédagogique et organisationnel capable de s’adapter à des contextes nationaux très divers tout en conservant une matrice doctrinale commune.
Comment ce courant parvient-il à exercer une influence diffuse mais structurée, y compris dans un pays laïque comme la France, marqué par une forte méfiance à l’égard des expressions religieuses dans l’espace public ?
Comment expliquer qu’un mouvement aussi contesté soit parvenu à s’implanter, à se renouveler et à maintenir sa cohésion sans structure déclarée ?
Autrement dit, quel est le « secret » des Frères musulmans en général, mais surtout dans leur déclinaison française ?
Une matrice idéologique stable et fédératrice
La « recette » des Frères musulmans est une combinaison de cinq éléments clefs : une idéologie structurante, un système de formation rigoureux, une discipline hiérarchique, une autonomie stratégique des branches locales et un récit victimaire fédérateur.
Ces principes, qui ont fait leurs preuves dans l’histoire, ont permis à la confrérie de survivre aux coups d’État, aux purges et aux exils.
Le premier pilier de cette cohésion est l’idéologie fondatrice, simple mais mobilisatrice : al-islâm huwa al-ḥall (« l’islam est la solution »).
Adopté dès les années 1940, ce slogan résume la vision du monde des Frères musulmans.
L’islam n’y est pas seulement une foi, mais un système global régissant la vie personnelle, sociale et politique.
Cette centralité de la religion dans l’ordre du monde offre au mouvement une boussole permanente, capable de transcender les divergences contextuelles.
Ainsi, lors des élections législatives de 2005 en Égypte, les candidats affiliés au mouvement ont fait campagne en se réclamant presque exclusivement de ce mot d’ordre, sans avoir à développer un programme politique détaillé.
À cette cohérence doctrinale s’ajoute une mécanique de formation interne.
Chaque membre passe par un processus d’intégration fondé sur la cellule de base appelée « usra » (famille nucléaire en arabe), où il suit des cycles réguliers d’enseignement religieux, moral et politique.
Cette structure de base rend difficile les tentatives d’infiltration mais également explique la difficulté dont témoignent d’anciens Frères à rompre avec un système aussi structurant, où les longs et profonds liens personnels, affectifs et spirituels sont très puissants.
Le désengagement est d’autant plus douloureux qu’il est souvent vécu comme une trahison par les autres membres, ce qui explique en partie le faible taux de départs spontanés, et le silence de ceux qui s’éloignent.
Ce parcours progressif, fait de lectures obligatoires (notamment Hassan al-Banna et Sayyid Qutb), de mémorisation du Coran et de débats idéologiques, façonne un cadre militant discipliné et endoctriné.
Troisième ressort fondamental : le fonctionnement hiérarchique.
Les Frères fonctionnent selon un principe de verticalité renforcée par une discipline quasi militaire à la direction.
Cette obéissance a permis au mouvement de maintenir sa structure même dans les conditions extrêmes de l’incarcération ou de l’exil.
On peut citer le cas de Khayrat al-Chater, numéro deux de l’organisation en Égypte, qui a continué à orienter des pans entiers du mouvement alors qu’il était emprisonné sous Moubarak.
Mais cette hiérarchie centrale ne signifie pas rigidité doctrinaire.
Une partie du « secret » des Frères réside dans leur capacité à concilier unité idéologique et autonomie locale.
Chaque extension nationale adapte les principes de la confrérie à son environnement politique.
Ainsi, la branche tunisienne du mouvement, Ennahdha a renoncé après 2011 à l’objectif d’un État islamique, préférant se positionner comme un parti conservateur musulman compatible avec la démocratie pluraliste.
À l’inverse, le Hamas, issu de la branche palestinienne, s’inscrit dans une logique de lutte armée et de résistance.
Ces deux expressions contradictoires sont rattachées à la même matrice idéologique.
Le mouvement accepte ces écarts comme une forme de pragmatisme et non pas en tant qu’hérésies.
À lire aussi, Dominique Labarrière : Tremblez, Frères musulmans ! La République sort la grosse Bertha
Un récit victimaire comme ciment identitaire
Enfin, les Frères musulmans puisent une grande part de leur cohésion dans un récit victimaire commun, forgé par des décennies de répression.
Dès l’origine Al-Banna a présenté son combat comme une revanche à prendre sur l’oppresseur.
Il a fondé le mouvement à Ismaïlia, ville nouvelle fondée pour la gestion du canal de Suez où la domination européenne a été la matrice même de la vie sociale.
Il en a conçu une humiliation devenue complexe de supériorité / infériorité avec son corolaire, la victimisation.
Ce fut également le cas de Sayyid Qutb.
Intellectuel laïc influencé par les idées occidentales, Qutb connaît une profonde mutation durant son séjour aux États-Unis (1948-1950), où il développe une haine de la modernité, perçue comme moralement décadente.
De retour en Égypte, il rejoint les Frères et devient leur penseur le plus radical.
Emprisonné et plus tard accusé de complot, il est exécuté en 1966 par le régime de Nasser, devenant un martyr pour les courants les plus radicaux du mouvement, en rupture avec l’approche gradualiste de ses prédécesseurs.
L’histoire du mouvement est rythmée par les arrestations, les exils et les massacres, ce qui n’a fait qu’encourager le culte du sacrifice et de la victime.
Ainsi, le massacre de la place Rabaa al-Adawiya au Caire en 2013 constitue l’un des traumatismes les plus récents.
Cet épisode, au cours duquel plus de 800 partisans de Mohamed Morsi ont été tués par les forces de l’ordre, est devenu une référence centrale dans la mémoire collective du mouvement dans une manière qui n’est pas sans rappeler le culte chiite du sang des martyrs.
Ainsi, la force des Frères musulmans ne réside pas tant dans leur puissance institutionnelle que dans leur capacité à créer une contre-société idéologique et affective.
Ce système qui tient autant de l’ordre initiatique que de l’organisation politique constitue le véritable socle de leur résilience.
C’est ce modèle qui explique pourquoi, malgré les coups durs, les Frères musulmans continuent de jouer un rôle dans la vie politique et religieuse du monde arabe et plus largement musulman, notamment en Occident.

En Europe, la présence et l’action des Frères musulmans s’inscrivent dans une dynamique distincte de celle observée en Égypte ou dans d’autres pays du Moyen-Orient.
Cette « version à l’exportation » évolue largement grâce à trois figures clés : Saïd Ramadan, gendre d’Hassan al-Banna, sa fille Wafa al-Banna, et son petit-fils Tariq Ramadan.
Jeune avocat et orateur charismatique, Saïd Ramadan devient l’un des plus proches collaborateurs du fondateur de la confrérie.
Après l’assassinat d’al-Banna en 1949 et la répression de 1954, il quitte l’Égypte et entame une longue carrière de diplomate informel de l’islamisme frériste.
En 1961, il fonde à Genève le Centre islamique, qui devient un hub intellectuel et logistique de la mouvance islamiste en Europe.
Le centre accueille étudiants, réfugiés politiques et penseurs, tout en diffusant la littérature frériste en plusieurs langues.
Lié à la Ligue islamique mondiale financée par l’Arabie saoudite, il promeut toutefois une vision distincte du salafisme : un islam politique structuré, discipliné et militant, pensé pour s’implanter durablement dans les sociétés occidentales.
À partir des années 1970, les Frères musulmans s’installent en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, via des associations étudiantes, des mosquées et des centres culturels.
Ces relais développent un islam adapté aux contextes légaux européens.
C’est dans ce cadre que le discours frériste s’est reformulé en empruntant les lexiques de la citoyenneté, de la minorité et de la modernité, jusqu’à donner naissance à ce que Tariq Ramadan appelle « l’islam européen ».
À lire aussi, Charles Rojzman : Les Frères musulmans et l’art du mensonge victimaire: l’exemple du Hamas
Le cas français : un réseau sans nom
En France, le frérisme ne prend pas la forme d’une organisation officiellement enregistrée sous le nom de « Frères musulmans ».
Il se manifeste plutôt à travers un réseau complexe d’associations, de fédérations, d’instituts religieux, éducatifs et professionnels, ainsi que de figures influentes, tous inspirés par l’idéologie fondatrice d’Hassan al-Banna.
Cette nébuleuse semi-formelle repose sur plusieurs structures associatives reconnues qui, tout en affirmant leur indépendance juridique, partagent une même matrice idéologique.
Parmi celles-ci figure l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), devenue en 2017 « Musulmans de France » (MF).
Fondée en 1983, elle est perçue par les autorités comme la principale vitrine institutionnelle des Frères musulmans dans l’Hexagone.
Elle regroupe plusieurs centaines d’associations, gère des mosquées majeures et organise chaque année le Rassemblement des musulmans de France au Bourget, événement emblématique attirant des milliers de participants et des personnalités internationales affiliées à la confrérie.
La présidence de cette organisation est assurée par des figures élues, issues des principales mosquées et associations affiliées.
Des personnalités telles que Fouad Alaoui, Lhaj Thami Breze, Ahmed Jaballah ou Amar Lasfar en ont assuré la direction.
Ce dernier, longtemps président de MF, incarne une trajectoire emblématique du frérisme français.
Né en 1960 dans le Rif marocain, arrivé en France dans les années 1980, Lasfar s’engage très tôt dans la prédication et l’encadrement de la jeunesse musulmane.
Il fonde la mosquée de Lille-Sud, devenue un centre névralgique de l’islam organisé, puis crée en 2001 l’Institut Avicenne, destiné à former imams, aumôniers, éducateurs et intellectuels musulmans.
Figure discrète mais centrale, Lasfar agit en coulisses, à rebours de la visibilité médiatique d’un Tariq Ramadan.
Son parcours est étroitement lié à l’UOIF, dont il prend la présidence en 2013.
Bien qu’il nie tout lien organique avec la confrérie, affirmant que « les Frères musulmans n’existent pas en France » (Libération, 6 avril 2015), plusieurs témoignages contredisent cette déclaration.
Farid Abdelkrim, ancien responsable des Jeunes musulmans de France (JMF), branche jeunesse de l’UOIF, raconte ainsi son enrôlement au sein de la confrérie, son allégeance prêtée dans l’appartement d’un imam frériste, et les ambitions politiques portées par le mouvement dans les années 1990 : « Notre objectif n’était pas d’islamiser la France ou de convertir les Français, mais de construire un lobby.
Une société dans la société, avec nos entreprises, nos écoles… » (Libération, 13 février 2015).
Sous la direction de Lasfar, l’UOIF a engagé une stratégie de normalisation : changement de nom, discours plus modéré, valorisation de la citoyenneté et du dialogue.
Mais cette évolution de façade masque une continuité doctrinale. Il s’agit toujours de promouvoir une lecture de l’islam axée sur la réforme morale de la société, la préservation de la famille musulmane et l’installation durable de structures religieuses autonomes.
Lasfar incarne ainsi une posture duale : modération affichée dans l’espace public, rigueur idéologique dans les cercles internes.
Cette stratégie de légitimation s’est exprimée par la médiatisation d’affaires d’exclusion scolaire, le soutien juridique aux familles concernées, et la promotion d’un discours articulant piété et émancipation féminine, « mon voile mon choix ».
Parallèlement, dans le domaine du halal, les Frères musulmans ont exercé une influence notable sur la régulation religieuse du marché, notamment via des organismes de certification comme AVS (« A Votre Service », se présentant comme indépendant, mais considéré comme inspiré par les Frères musulmans), proches de leur vision rigoriste.
Refusant toute ingérence de l’État dans la définition du licite, ils ont cherché à construire un écosystème économique autonome et normatif, combinant pratiques rituelles et discipline morale.
Dans les deux cas, il s’agit de produire des normes religieuses visibles dans l’espace public, tout en adaptant leur défense aux principes de la République.
Le frérisme français se distingue ainsi par une stratégie d’enracinement : discrète, mais structurée, intégrée dans la société dans les formes, mais doctrinalement affirmée dans le fond.
Il ne vise pas directement la rupture frontale, mais la construction patiente d’un espace autonome à l’intérieur même de la société française.
À travers ses réseaux associatifs, éducatifs, cultuels ou économiques, il tend à construire des murs invisibles, contours d’une contre-société à la fois protégée et séparée.
Ses idéologues la conçoivent comme un îlot de pureté religieuse au sein d’un océan profane, dégénéré voire hostile, un groupe « halal » cerné de « haram » dont l’ambition n’est pas tant d’affronter la République que de coexister avec elle, séparé et moralement supérieur et selon ses propres règles.
Au moins pour le moment.
Source et Publication: https://www.causeur.fr/al-ikhwan-les-freres-nos-ennemis
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire