mercredi 24 décembre 2025

UN CONTE DE NOËL DE JEAN-PAX MÉFRET " LE VOYAGE À L' ÉTOILE " !

 

Le Voyage à l’Étoile : un conte de Noël de Jean-Pax Méfret

Publié initialement dans France Horizon, Le Cri du Rapatrié, en décembre 1970.
Photo de Mhajr Invincible: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/route-france-monument-nuit-4310975/
Photo de Mhajr Invincible: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/route-france-monument-nuit-4310975/

Déjà l'on pouvait apercevoir la première maison du village.

Comme équilibre au-dessus de la vallée, semblant sans cesse prête à basculer au fond du ravin, elle s'appuyait sur l'olivier centenaire que Suzanne connaissait bien.

 C’est sur cet arbre que, tout enfant, elle passait de longues journées à observer, dans les champs, les paysans solitaires. 

C'est là, aussi, qu'elle dénichait les petits moineaux piailleurs ou qu'elle se terrait lors des interminables parties de cache-cache. 

Mais aucun de ces souvenirs ne réjouissait la jeune femme. 

Aujourd’hui, tout était différent. 

Ce pèlerinage qu'elle avait tant souhaité était devenu un calvaire.

 

Dans la voiture, pelotonnée contre son mari, elle se laissait bercer par le va-et-vient des essuie-glaces.

 Les yeux mi-clos. Elle regardait la route, elle la voyait pas.

 Depuis le 14 décembre, d'ailleurs, elle ne voyait plus rien. 

Sinon que cette plaque aux lettres blanches sur fond bleu. 

 

Cette plaque qui remettait tout en question.

La pluie crépitait sur le pare-brise. 

De temps en temps, la voiture soulevait d'immenses gerbes d'eau qui plaquaient sur les vitres la boue du chemin de terre. 

De sa main libre, Jean caressa la joue de sa femme.

 Lui aussi pensait à cette plaque.

 Sans arrêt depuis 10 jours, il avait vainement cherché la solution. 

Si au moins Suzanne l’avait prévenu à temps… Jusqu’à la dernière seconde, sa femme avait espéré. 

La déception n'en avait été que plus forte.

C’est une honte, avait-elle sangloté en apprenant que la décision était définitivement adoptée C'est une honte…

Jean était bien de cet avis ; mais il y avait longtemps qu'il ne se faisait plus d'illusions. 

Aussi, pour lui, il valait mieux ne pas en parler. 

Il fut même étonné du chagrin de Suzanne.

Je ne comprends pas pourquoi tu en fais tout un drame, lui avait-il dit.

 Après tout ce qui nous est arrivé, c'est seulement une petite goutte de fiel de plus à boire.

 Pour ma part, j'en ai tellement avalé que ça ne me fait plus aucun effet.

Porté disparu à Verdun, le brigadier Marin…

C'est alors que Suzanne lui avait révélé la fameuse promesse faite à la vieille arrière-grand-mère qui vivait toute seule dans un village du Midi.

 

Obligée de fuir l'Algérie, elle avait voulu retourner au pays de ses ancêtres, dans le Midi. 

C’est de là qu’en 1840, ses parents de petits viticulteurs ruinés par la crise du phylloxera étaient partis vers les terres marécageuses de la basse Mitidja où, de leurs mains nues, ils avaient rendu fertile un sol aride.

 

Toute sa vie, Jeannette Marin, née à Blida, avait souhaité connaître l’endroit où son mari avait été enterré. 

Porté disparu à Verdun, le brigadier Marin reposait certainement dans la boue d’une tranchée de cette terre sanglante de la Meuse.

Mais la vieille grand-mère ne l’avait jamais admis. 

Pour elle, son mari n’était pas à Verdun.

 Un endroit plus honorable encore l’abritait. 

C’était une idée qui avait germé le jour où Foch et Pétain avaient pour la première fois inauguré le tombeau du Soldat inconnu. 

Puis, au fil des années, elle y avait cru de plus en plus pour, finalement, en être un jour persuadée. 

Son mari reposait à l’Étoile, dans le tabernacle de l’Arc de Triomphe.

 Et pas ailleurs.

 C’est pour cela que d’une main tremblante, elle n’hésita pas à écrire à sa petite-fille : « Si je m’adresse à toi, c’est parce que tout le monde croit que je radote.

 C'est vrai que je suis vieille, ma petite Suzanne, mais ça ne m'empêche pas de me souvenir encore de mon brave Fernand, même s'il y a plus de 50 ans qu'il est mort au champ d'honneur. 

 

Alors, avant de mourir, je voudrais voir une fois cette place où il repose et poser sur sa tombe un bouquet de violettes. »

Suzanne n'avait pas hésité une seconde.

 Tout fut vite réglé.

 À son arrière-grand-mère, née dans la nuit du 24 au 25 décembre, elle offrait en cadeau d'anniversaire ce voyage à l'Étoile.

« Mais, ce n'est plus l'Étoile ! »

 Mais ce n'est plus l'Étoile, soupira la jeune femme, alors que Jean manœuvrait pour se garer. 

Un chien mouillé s'approcha de la voiture. 

Il se mit à japper en remuant la queue.
— Tu crois qu'ils lui ont dit ? demanda-t-elle à Jean
— Mais non, chérie. Tu vas voir, tout le monde aura suivi tes consignes. Mais, à mon avis, tu as eu tort. Il ne fallait pas masquer la vérité. Comment lui annoncer beaucoup cela, maintenant, à la pauvre Mémée ?
— Ça, je l'ignore. Mais je suis sûre d'avoir eu raison. Tu ne te rends pas compte de ce que cela aurait provoqué chez elle. Je t’ai pourtant assez expliqué qu'elle pouvait pas le voir, l'autre. Elle serait entrée dans une colère noire en apprenant cela. Elle aurait su la vérité. Comment lui annoncer beaucoup trop de chagrin.
— Peut-être, reconnut Jean, mais, à présent, ça risque d'être pire. Elle a 90 ans, tu sais.
— Justement. À 90 ans, ce serait pour elle une déception terrible, cruelle. Une gifle. Un sacrilège. 

Trop de choses lui reviendraient en mémoire. La mort de son mari en 14-18, par exemple, alors que « Lui » s'est rendu.

 L’assassinat de son frère par les rebelles avec qui « Il » négocia. La rafale de mitraillette tirée par les gardes mobiles dans les fenêtres de l'immeuble où elle habitait, parce qu’« Il » voulait mâter les opposants à l’abandon. 

Les quatre fusillés auxquels « Il » refusa la grâce. Non, trop de choses lui reviendraient en mémoire.

Sur le pas de la porte, toute de noir vêtue, avec sur la tête un petit chapeau d'osier égayé par quelques fruits de couleurs, la vieille grand-mère était déjà prête. Suzanne la serra très fort et sécha les quelques larmes qui glissaient sur ses joues. Ils avaient, tout de suite, repris la route. Jean meublait la conversation par des banalités, la grand-mère remarqua le silence de sa petite-fille.

— Je vous dérange, hein, les enfants ? Au fond, J'aurais peut-être pas dû. Mon brave Fernand m'aurait pardonné. Ah ! je ne sais pas ce qui m'a pris de vous demander une…
— Mémée, l'interrompit Suzanne en lui prenant la main, il ne faut pas dire ça.
— Merci, merci mes enfants, sourit la vieille grand-mère. J'en avais tellement envie, de voir cette place de l'Étoile. Vous m'offrez le plus beau jour de ma longue vie.

Deux jeunes malins

C’était un Noël sans neige. Un Noël de pluie. Tout au long des Champs-Élysées sous le tunnel scintillant de lumières multicolores, les passants étaient nombreux. Sur la chaussée, les voitures formaient une longue file. Déjà quelques klaxons résonnaient. Suzanne, Jean et leur petite grand-mère étaient attablés à la terrasse d'un café. Les yeux émerveillés. Les mains jointes autour d'un bouquet de violettes, la vieille dame regardait le gigantesque monument qui se dressait sur le plus beau carrefour du monde.

— C'est là qu'il se trouve, mon Fernand, pensait-elle. C’est là…

Suzanne et Jean s'observaient silencieux. D'un signe de tête Jean, encore une fois, proposa à Suzanne de tout révéler. Alors, Suzanne se leva.

- Mémée, souffla-t-elle.

La grand-mère sourit un faible « oui ».

— Heu...
Nous y allons, fit Suzanne, après une brève hésitation.
— Tu me prendras en
 photo, hein, fit la grand-mère
— Devant la flamme ? demanda Jean
— Non, sous le panneau de la place de l'Étoile. C'est grâce à des hommes comme mon Fernand qu'elle brille, l'étoile. Jean n'en pouvait plus. Il prit le bras de la vieille dame :
— Mémée, il faut que l'on vous dise. Suzanne et moi, nous avons menti.

Le visage crispé, les yeux apeurés, la vieille grand-mère releva la tête. La pluie lui caressa le visage. Ses lèvres tremblèrent. Jean serra les dents et reprit :

— Il faut être forte, Mémée. Nous vous avions caché quelque chose.
— Non ! cria Suzanne en lui tirant le bras. Non ! regarde !

Tous ensemble, ils levèrent la tête.

 À l'angle des Champs-Élysées, la plaque en lettres blanches sur fond bleu se détachait de la grille.

 Soudainement, les voitures klaxonnèrent. Suzanne se mit à rire. 

Les gens s'embrassaient en se souhaitant « Joyeux Noël ».

 Des filles passaient en chantant. 

La vieille grand-mère ferma les yeux. Le flash l'avait surprise.

 Suzanne et Jean l'enlacèrent.

— Et maintenant, allons voir mon Fernand, dit la vieille dame…

— Tiens, lança le brigadier au policier qui attendait dans le fourgon. 

 

 C'est encore deux jeunes malins qui ont collé place de l’Étoile sur la plaque Charles-de-Gaulle.

 

 


Journaliste, écrivain, chanteur
Source : https://www.bvoltaire.fr/le-voyage-a-letoile-un-conte-de-noel-de-jean-pax-mefret/?
 

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