L’accord UE-MERCOSUR : bond en avant ou cheval de Troie économique ?
Initié en 1999, l’accord de libre-échange entre l’Europe et l’Amérique latine semble aujourd’hui obsolète.
Il y a pourtant nécessité à unir les deux rives de l’Atlantique face à la puissance chinoise.
Mais la guerre des normes et la puissance intrusive des ONG bloquent le développement de la puissance.
L’accord du 6 décembre 2024 est annoncé sonnant et trébuchant. L’Union européenne, puissance commerciale s’il en est, vient relancer le libre-échange entre ses 450 millions d’âmes et le Marché Commun du Sud, fort de quasi 300 millions d’habitants.
L’association engagerait ainsi un ensemble de trente et un pays, pesant près de vingt pour cent de l’économie mondiale.
Derrière la façade reluisante du doux commerce se trame cependant une réalité économique bien plus conflictuelle[1], en particulier dans le domaine agricole.
Un multilatéralisme malmené dans le brouillard géostratégique actuel
Le geste multilatéral n’est pas neutre à l’âge d’une course acérée à la puissance économique. Après l’abandon par les États-Unis du Partenariat Transpacifique (Trans-Pacific Partnership ou TPP) en 2017, la Chine redoublait la mise en 2019 avec la création de la plus vaste zone de libre-échange dans l’Asie-Pacifique (RCEP). Voyant Washington sans véritable stratégie vis-à-vis d’une Amérique du Sud de plus en plus enveloppée économiquement par Pékin, l’Europe aurait-elle saisi l’importance d’un rapprochement avec son « extrême Occident » ?
Le libre-échange n’a pourtant pas tout à fait le vent en poupe en ces temps de globalisation à couteaux tirés.
Les grandes tables de négociations multilatérales ont été laborieuses dans le cas de la Chine, du fait de la divergence des agendas stratégiques et de l’expansion dérangeante du géant asiatique. Elles l’ont été et continuent de l’être pour cette alliance euro-américaine.
Initiées en 1999, celles-ci ont suivi un itinéraire pour le moins tortueux. Les dernières avancées diplomatiques, scellées en 2019, restèrent pour ainsi dire au point mort.
Dans l’intervalle, les échanges bilatéraux ont suivi un cours plus naturel, tandis que l’écoulement des produits de la criminalité et du narcotrafic a intégré les économies noires des deux rives de l’Atlantique à un rythme soutenu.
Deux puissances assises sur une même bataille économique
À ce titre, l’Europe et le MERCOSUR apparaissent comme deux puissances assoupies dans le tumulte géostratégique actuel.
La première est en droit de se réjouir d’un bilan commercial excédentaire avec la plupart de ses partenaires internationaux.
Mais elle rechigne à s’ériger en acteur géopolitique et diverge dans la compréhension des menaces existentielles qui pèsent sur elle.
La seconde en découd d’ores et déjà avec la nouvelle bipolarité sino-américaine et pourrait prétendre, en théorie, à devenir le grenier agroalimentaire du monde. Ses atavismes idéologiques et sa physiologie même en paralysent l’émergence.
Tous deux se rejoignent cependant dans le fait d’encaisser les coups de l’hostilité géoéconomique ambiante et de répliquer en leur sein des modalités de guerre économique qui rognent leur puissance respective et déstabilisent le jeu à somme positive offert par le libre-échange.
L’Europe et le MERCOSUR apparaissent comme deux puissances assoupies dans le tumulte géostratégique actuel.
Ces contradictions ont tôt fait de remonter en surface avec l’annonce des accords en cours de négociation. Tandis que les agriculteurs français, moldaves, hollandais, polonais et danois descendaient récemment dans les rues, le Brésil fustigeait le boycott déclaré par le groupe Carrefour en Amérique du Sud, au nom de la menace commerciale exercée par la filière viande du MERCOSUR.
Le secteur agroalimentaire est en effet au cœur d’une bataille logée au sein même de la matrice économique des deux blocs.
La croisade normative contre l’agriculture européenne
Sur le continent européen, les pressions normatives appliquées à la production agricole ont contribué à faire revenir au premier plan les problématiques de souveraineté et de survie du modèle agroindustriel.
Il fut un temps où les restrictions visant à préserver la biodiversité et la qualité de l’eau, ou encore à réduire l’empreinte carbone de l’élevage, étaient encore de l’ordre du rationnel.
L’idée d’un pacte « vert » agricole avait un sens. Mais la véritable « croisade normative », entreprise par l’administration européenne depuis environ une dizaine d’années, a changé la donne.
La charge des restrictions environnementales est aujourd’hui synonyme de nuisance normative visant ouvertement le secteur agricole.
Qui plus est, cette démarche se superpose à d’autres dynamiques conflictuelles, comme la compétition de nouveaux pays producteurs ou celles d’importer intramuros des produits alimentaires provenant de pays nettement plus émetteurs de gaz à effet de serre.
L’agriculture européenne étouffe sous les contraintes normatives
Le secteur européen de l’énergie n’a-t-il pas fait la démonstration tragique du dogme régulateur et du double standard normatif ?
La promotion militante des énergies renouvelables par la Commission européenne, sur fond de silence institutionnel face à la dépendance au gaz russe et au flagrant délit anti-environnemental, est en train de voler en éclat.
L’Allemagne n’est pas la seule à en payer le prix fort.
Qu’à cela ne tienne. De nouvelles mesures de régulation envisagent désormais de taxer la consommation d’azote dans les activités agricoles, comme au Danemark ou aux Pays-Bas, ou de limiter le transport du bétail lorsque la température atmosphérique dépasse les 30 degrés centigrades.
Diverses investigations ont montré en amont que les travaux scientifiques qui ont étayé ces définitions normatives sont cousus de fils blancs par les lobbies anti-agroindustriels[2].
Une guerre économique contre l’agriculture sud-américaine
Du côté sud-américain, les agriculteurs s’affrontent à des manœuvres similaires.
Les gouvernements du Brésil, de l’Uruguay, du Paraguay et de l’Argentine pratiquent un usage offensif des régulations fiscales ou environnementales.
Le vaste monde des lobbies civils et institutionnels a planté un décor permettant de justifier scientifiquement et moralement les démarches de régulation.
Il n’en résulte pas seulement une nuisance, sinon une véritable guerre hybride menée contre l’agriculture, avec des modalités et des intensités variables dans chacun des pays cités.
Les ONG anglo-saxonnes ou européennes en sont les têtes de pont, tandis que les élites administratives ont absorbé le cadre offensif de l’Agenda 2030, élevé en référentiel par toutes les institutions internationales.
Le Brésil, sensiblement conditionné par l’ancienne administration étasunienne, est un cas d’école en la matière.
La pression fiscale qu’exerce Brasilia sur le secteur productif ne lui a pas empêché de se frayer un chemin parmi les premières puissances alimentaires.
Mais l’armée d’ONG qui peuplent l’Amazonie et ses contours géographiques a créé une véritable hiérarchie normative parallèle, qualifiée comme telle à l’intérieur du pays.
En Argentine, la pression combinée des droits d’exportation et, le cas échéant, des contraintes environnementales, débouche sur une situation d’asphyxie économique chez les producteurs. Les réformes au couperet du nouveau président Javier Milei n’ont fait pour l’instant qu’effleurer cet écueil. Au final, la dévitalisation du secteur agroindustriel, l’appauvrissement nutritif des sols dû au manque de renouvellement des nutriments, et plus simplement le manque de compétitivité économique, vont en sens inverse des objectifs de développement affichés.
Le bilan effectif est une réduction de la puissance agricole du pays, avec ce que cela laisse sous-entendre en termes d’impacts financiers[3] et sociaux[4].
Dans ce paysage, la Chine est aux aguets. Elle absorbe déjà une grande partie de la production de soja[5] et occupe des parts croissantes de l’infrastructure agricole de l’Amérique du Sud.
L’Union européenne et le Marché Commun du Sud se concurrencent donc dans leur approche hyper-régulationniste.
Une autre caractéristique d’importance rapproche les deux systèmes. Historiquement, l’édification du Marché Commun du Sud à partir des années 1990 s’est appuyée sur le Brésil pour former un pivot hégémonique.
Or cette hégémonie, justifiée en principe pour assurer une meilleure unité géopolitique, n’a pas répondu à un jeu à somme positive de puissances, susceptible de tirer l’ensemble vers le haut de manière plus ou moins homogène.
Certains pays membres en ont essuyé sérieusement les conséquences en matière de désindustrialisation, de barrières douanières et d’asymétrie de développement.
En Europe, l’Allemagne a joué un rôle analogue de pivot. Elle a développé sa puissance en s’appuyant sur les structures de la construction européenne et s’est développée aux dépens des économies voisines. Au final, ces logiques ont semé des déséquilibres structurels.
L’accord pourra difficilement passer outre cette réalité conflictuelle
Une telle lourdeur normative est de moins en moins ressentie par le monde productif comme une préoccupation légitime en faveur de la préservation du cadre de vie ou de la gestion du risque écologique réel.
En Europe, les producteurs tendent à être placés pieds et mains liés devant la compétition internationale et en situation de dépendance, voire de défaite économique, quand bien même la Politique Agricole Commune fournit des garanties économiques enviables.
En Amérique du Sud, de plus en plus de dirigeants du milieu agraire dénoncent ouvertement cette dérive politico-administrative.
L’électorat agricole, bien que conscient de ne peser que très faiblement dans le paysage politique, campe fermement dans des positions opposées à tout projet de nature collectiviste et étatiste, tout en étant sensible à la préservation de l’environnement et des sols.
D’une manière générale, le rapport avec leur administration est empreint de défiance et de ressentiment.
Un accord qui entre dans le cadre d’une guerre multi-champs
Certes, les promoteurs du libre-échange entre les deux régions argueront à raison que le volume de la demande européenne demeure une bonne nouvelle pour stimuler les exportations sud-américaines.
Il est vrai que la levée des barrières douanières et les quotas commerciaux mis sur la table s’avèrent avantageux économiquement.
Il n’en reste pas moins que l’exportation par l’Europe d’un cadre normatif inadapté ou non transposable aux modes de production de l’Amérique du Sud, notamment ceux du soja VISEC et de la production certifiée sans déforestation, est vue d’emblée d’un mauvais œil.
Elle constitue de fait une nouvelle barrière douanière, voire une forme d’extra-territorialité déguisée dans un habillage normatif.
Plus fondamentalement, l’actuelle politique européenne de protection environnementale est interprétée comme un cheval de Troie en Amérique du Sud. Elle conduit en pratique à plafonner le développement et enserrer les communautés qui y souscrivent dans des traités inégaux.
L’Alliance pour le Progrès, impulsée durant la présidence de John F. Kennedy dans les années 1960, en avait fourni un premier précurseur.
Les « limites à la croissance », exportées par la suite tant par les États-Unis que par l’Europe, ont été mises en place par un long cheminement institutionnel reposant sur l’influence.
Il a réussi le tour de passe-passe de retourner les conceptions sur les grandes problématiques biogéochimiques (climat, biodiversité, zones humides, gestion des sols, etc.).
Alors que les producteurs sont naturellement préoccupés par la protection d’un environnement duquel ils dépendent, les narratifs du moment les ont pour ainsi dire transformés en « délinquant » du carbone ou de la régénération des sols et de la biodiversité.
Une lutte commune entre producteurs
Vu sous cet angle, il est déjà moins surprenant de constater que les producteurs européens sont érigés en bouc émissaire par leurs homologues sud-américains, et réciproquement.
Les réalités mutuelles sont en effet méconnues.
Qui plus est, les deux matrices économiques ont travaillé à mettre dos à dos les acteurs et à dresser des réalités parallèles.
Pourtant, une même situation conflictuelle unit les secteurs agricoles de part et d’autre. Ils font d’abord face à un même déficit de représentation politique, souvent assorti d’une capture bureaucratique de la représentation par des logiques syndicales ou corporatistes.
La mise en place de nouvelles courroies de transmission politiques est un impératif, déjà plus ou moins explicité au sein des deux blocs.
La guerre économique qui les vise demande ensuite une mise à niveau substantielle en matière de combat culturel et cognitif.
Les producteurs sont la cible d’une action coordonnée d’affaiblissement. Les populations urbaines et les médias ont été pris à partie pour inverser leur perception contre leur tissu productif.
Au-delà des sujets classiques de concurrence internationale, la réalité masquée de cette guerre économique est encore trop passée sous silence.
Elle est méconnue aux yeux du grand public et des autres acteurs économiques. Un immense effort de pédagogie et de dialogue interculturel reste à produire. Il suppose de mettre à niveau les connaissances sur la nature de ces confrontations, ainsi que d’investir dans un maillage organisationnel capable de soutenir un engagement dans la durée.
Ce combat ne se circonscrit pas aux administrations respectives des pays membres et de leur bloc économique. Il a trait plus largement aux nouveaux rapports de force qui façonnent le monde.
Que faire alors du libre commerce ?
Il est regrettable que la coopération entre deux ensembles géopolitiques soit posée dans des termes si ambivalents et conflictuels.
Mais pouvait-il en être autrement connaissant la loi d’airain de l’espace transnational ? Précisons cependant qu’il ne s’agit pas ici d’un seul phénomène de défaillance administrative ou de dérive politique circonstancielle.
Cette action conflictuelle sur la matrice agricole illustre l’une des brèches ouvertes entre les élites et les bases sociales de l’Occident collectif.
Au lieu de s’unir pour contrer un véritable adversaire et de stabiliser l’échiquier global en agrégeant la puissance géopolitique, une partie non négligeable des élites préfère se livrer une bataille intestine pour servir des causes mesquines et utopistes.
La question des fondements du commerce est posée
Dans ces conditions, le libre-échange entre l’Union européenne et le MERCOSUR est-il encore possible ? L’avenir le confirmera.
S’il est ratifié dans les parlements, l’accord a de fortes chances de connaître un succès mitigé ou médiocre. Son potentiel aurait été autrement plus transformateur s’il avait misé sur une amplification mutuelle des marges de liberté tout en réduisant les velléités internes.
En attendant des lendemains plus glorieux, il ne reste qu’à agir ici et maintenant sur les rapports de force qui ont forgé cette réalité.
[1]Cet article est le fruit du séminaire « Accords UE-MERCOSUR. Guerre économique et batailles agricoles » tenu le 18 décembre 2024 en présence de : Erwan Seznec (auteur de Les Illusionistes, journaliste à Le Point), José Colombatto (vice-président des Confédérations Rurales Argentines), Enzo Mariani (producteur argentin), Juan Pascual (essayiste, communicant et vétérinaire espagnol). Il a été animé par François Soulard (Dunia) et accompagné par le Centre de Recherche CR451 de l’École de Guerre Économique.
[2]Voir les travaux de Erwan Seznec et Géraldine Woessner dans leur livre Les illusionistes. https://www.revueconflits.com/les-illusionnistes-mensonges-autour-de-lecologie-entretien-avec-erwan-seznec/
[3]L’Argentine compte parmi les meilleurs sols fertiles au monde, mais sa productivité agricole est réduite à plus de la de moitié de son potentiel.
[4]Environ 150.000 producteurs agricoles ont abandonné leur activité durant les quinze dernières années en Argentine.
[5]Environ 80% de la production brésilienne de soja est exportée en Chine, contre 90 % dans le cas de l’Argentine.
Par François Soulard
Source : https://www.revueconflits.com/
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