«Homo fragilis»: quand la société érige la vulnérabilité en vertu
Samuel Veissière publie « Homo fragilis » (FYP Editions, 2025)
L’anthropologue Samuel Veissière part aux sources de l’effondrement de nos repères communs et de l’explosion des récits identitaires parmi les jeunes générations. Un essai stimulant.
Dans Homo fragilis, l’anthropologue Samuel Veissière analyse la montée en puissance d’un nouvel idéal : celui de l’individu hypersensible que l’on doit protéger de tout — des dangers matériels comme des idées contraires.
Ce tournant culturel n’est pas anodin : il redessine notre rapport à la liberté, à l’État et au commun.
Homo fragilis : la fabrique de l’homme cassable
Il fut un temps, pas si lointain, où l’on enseignait aux enfants que la vie est rude, que le monde ne vous doit rien et qu’il faut apprendre à se tenir debout.
Aujourd’hui, la morale dominante tient un tout autre discours : l’existence serait un risque permanent, l’individu une créature vulnérable qu’il faut protéger de tout : du froid, des mots, des idées contraires, du réel surtout.
C’est à cette mutation anthropologique que s’attaque le passionnant essai de Samuel Veissière, anthropologue et chercheur en sciences cognitives, dans Homo fragilis.
L’auteur ne se contente pas de dresser un constat sociologique sur la montée de l’hypersensibilité contemporaine : il en retrace la genèse intellectuelle, psychologique et politique.
Pour lui, nous sommes passés en quelques décennies de l’idéal d’autonomie — celui des citoyens capables de débattre, de supporter l’adversité et de s’émanciper de la tutelle — à une culture de la fragilité sacralisée.
Le “moi vulnérable” n’est plus une étape du développement, c’est devenu un statut identitaire, presque une vertu.
Et la société entière est sommée de s’y adapter.
La fragilité comme idéologie
Veissière parle d’“idéologie de la fragilité” pour désigner ce système de valeurs où la sensibilité extrême n’est pas seulement tolérée, mais encouragée, institutionnalisée. Universités, médias, politiques publiques: tout concourt à protéger l’individu contre l’offense réelle ou supposée.
L’espace public se reconfigure autour de l’émotion individuelle.
La subjectivité prime sur le raisonnement ; le ressenti tient lieu d’argument.
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Ce processus n’est pas spontané. L’auteur en montre les ressorts : d’abord, la montée de la psychologie comme langage dominant (non plus comme discipline thérapeutique, mais comme grille de lecture globale du monde).
Ensuite, la généralisation d’un discours sécuritaire, à la fois sanitaire, social et moral, qui réduit l’existence à un ensemble de risques à minimiser.
Enfin, l’émergence d’un individualisme victimaire: il ne s’agit plus d’être libre, mais d’être reconnu dans sa vulnérabilité.
À la clé, un paradoxe mordant: au nom de la protection, on produit des individus de plus en plus dépendants des institutions, moins capables de supporter la contradiction et plus prompts à exiger une réassurance permanente. Le citoyen se mue en patient.
Une anthropologie du confort
L’intérêt majeur de l’ouvrage est de ne pas céder à la tentation du sermon moral ou du pamphlet : Veissière est anthropologue, et il observe.
Il décortique les conditions matérielles et culturelles qui ont rendu possible l’émergence de cet “homo fragilis”.
Abondance économique, numérisation des relations humaines, effacement des rites de passage: autant de facteurs qui ont lentement sapé la valeur de la résistance.
Ce confort généralisé, qui devait libérer, a produit l’effet inverse: en réduisant la confrontation au réel, il a laissé croître une peur diffuse de tout ce qui résiste.
L’“enfant-roi” est devenu l’“adulte-fragile”, persuadé que tout ce qui le contrarie est une agression.
L’ère du cocon a remplacé celle du courage.
L’auteur mobilise aussi les apports des sciences cognitives : nos cerveaux sont façonnés par l’environnement social.
En hypertrophiant les signaux de menace, notamment par les réseaux sociaux et les discours médiatiques, la société fabrique des individus hypersensibles aux micro-agressions et autres offenses imaginaires.
La politique de la sensibilité
Ce glissement n’est pas neutre politiquement.
L’idéologie de la fragilité sert une double dynamique : d’un côté, elle justifie un interventionnisme toujours plus poussé de l’État (pour protéger les individus contre eux-mêmes) ; de l’autre, elle fragmente la société en une mosaïque de sensibilités concurrentes, chacune réclamant reconnaissance et réparation.
Ce que Veissière décrit avec précision, c’est la manière dont cette politique de la sensibilité érode le socle commun: la possibilité même d’un débat rationnel, d’un espace public partagé.
À force de craindre de blesser, on ne dit plus rien ; à force de surprotéger, on infantilise ; à force d’hygiéniser la vie, on atrophie les ressorts de la liberté.
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Le propos n’est pas réactionnaire au sens caricatural du terme : Veissière ne plaide pas pour le retour à une virilité de cartoon.
Il montre simplement qu’une société ne peut survivre si elle fait de la vulnérabilité un horizon et de la protection une valeur suprême.
La liberté suppose une certaine dureté au monde.
Une lecture salutaire
Dans une époque saturée de discours compassionnels et d’alertes morales, cet essai tranche par sa lucidité.
En refusant la déploration nostalgique comme le progressisme béat, Veissière éclaire un processus profond: celui d’une civilisation qui, en prétendant abolir la souffrance, oublie qu’elle forge aussi les caractères.
Homo fragilis n’est pas un brûlot; c’est un avertissement.
Si nous continuons à ériger la sensibilité en totem, nous aurons des sociétés de plus en plus frileuses, divisées et contrôlées.
Si, au contraire, nous acceptons de réhabiliter la robustesse — non pas la brutalité, mais la capacité à endurer — alors nous pourrons encore faire société.
Ce n’est pas un hasard si cet essai trouve un écho particulier dans les milieux qui refusent la dissolution du commun dans la soupe émotionnelle.
Car il pose une question décisive : voulons-nous être libres ou cajolés ?
384 pages
Homo fragilis: Aux origines évolutives de la fragilité humaine
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