Je devine, depuis la terrasse du bar des Brisants à Léchiagat qui donne sur le port, la mer battre la digue avec un bruit de forge.
Ce matin, elle est d’un gris métallique, pareille à une plaque d’acier sous le marteau du vent.
Dans ce fracas régulier, je songe à l’article d’Adrien Jaulmes dans le Figaro que j’ai lu ce matin, relatant la cérémonie de Norfolk où Donald Trump, tel un amiral de courtoisie, célébrait le deux-cent-cinquantième anniversaire de l’US Navy.
Derrière lui, les porte-avions géants luisaient au soleil comme des temples flottants, tandis que les marins applaudissaient à ses promesses de grandeur retrouvée.
C’était un beau décor, mais on sentait déjà le parfum de la fin.
Comme le rappelle l’auteur, depuis 2020, la marine chinoise a dépassé l’américaine en nombre de bâtiments.
L’Amérique conserve encore l’avantage technologique, mais la dynamique, elle, a changé de rive.
Le moment est d’une ironie historique éclatante.
Car chaque fois qu’une puissance a cru tenir la mer pour toujours, la mer s’est chargée de la démentir.
Athènes, jadis, se crut invincible avant d’être balayée par les lourds navires de Rome ; l’Espagne, maîtresse des galions, succomba à l’audace anglaise et à ses vaisseaux plus manœuvrants ; la Royal Navy elle-même, après Trafalgar, crut avoir enfermé la France dans un éternel silence maritime.
Et pourtant, c’est bien la France, humiliée, ruinée, presque désarmée, qui, en une génération, bouleversa l’ordre des océans.
Après 1815, dans le calme étrange qui suit les défaites, la France entreprit sa revanche intellectuelle.
Ce fut une revanche d’ingénieurs et d’artilleurs, non de marins.
Sous la Restauration, un capitaine d’artillerie nommé Henri-Joseph Paixhans conçut un projectile qui allait tout changer : l’obus explosif tiré par des canons à âme lisse.
Ce projectile, en frappant les coques de bois, ne se contentait pas de les percer : il les incendiait, les pulvérisait, les transformait en brasiers flottants.
En une seule invention, toute la flotte à voile de Sa Majesté britannique, héritée de l’effort colossal déployé par Londres pour battre Napoléon, devenait obsolète.
L’Europe n’en prit pas immédiatement la mesure, mais les officiers lucides savaient que le monde venait de basculer.
L’équilibre naval hérité du XVIIIᵉ siècle s’effaçait sous la poussée d’une science nouvelle.
La France, grâce à cette avance, reconstitua patiemment une marine moderne.
Elle osa, avant toutes les autres, marier le canon explosif à la vapeur, substituer à la voile l’hélice, puis recouvrir les flancs des navires de plaques de fer.
Au moment de la guerre de Crimée, en 1854, cette audace portait ses fruits. Les batteries flottantes françaises, cuirassées et armées d’obus Paixhans, écrasèrent les fortifications russes de Kinburn.
L’Angleterre, pourtant alliée, dut constater qu’elle venait d’être dépassée par son éternelle rivale.
La France, pour un instant, avait repris la mer, non par le nombre, mais par la science.
Cet élan s’éteignit après la guerre.
Fidèle à sa méthode, l’Angleterre s’empara des innovations françaises, les perfectionna et, grâce à la puissance de son industrie, les porta à un degré d’efficacité inégalé.
La Gloire engendra le Warrior, et un demi-siècle plus tard, l’idée du cuirassé total se concrétisa dans le Dreadnought.
L’avance française s’était dissipée, l’initiative avait changé de camp, et la domination britannique, réinventée par la machine, devait durer jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Ainsi vont les choses sur mer : l’audace invente, mais la puissance s’approprie.
Nous en sommes là de nouveau.
L’Amérique se trouve aujourd’hui dans la position de la Royal Navy d’autrefois : assurée de sa prééminence, mais déjà débordée par un concurrent plus rapide à penser et plus libre d’agir.
La Chine, patiente et méthodique, a bâti en vingt ans la première marine de son histoire impériale.
Non pas une flotte de prestige, mais un outil conçu pour la guerre du futur.
Là où l’Amérique accumule des symboles, la Chine multiplie les systèmes.
Tandis que les États-Unis célèbrent leurs porte-avions, monuments d’une ère industrielle finissante, Pékin investit dans la guerre autonome, les essaims de drones, les missiles antinavires à portée hypersonique.
Elle ne cherche pas la confrontation symétrique : elle veut rendre le duel impossible.
Les chiffres sont éloquents.
La Chine lance chaque année plus de bâtiments que l’Amérique n’en entretient.
Ses chantiers de Dalian et de Shanghai tournent sans relâche, alimentés par un État qui voit dans la mer non pas une gloire, mais une nécessité vitale.
Ses amiraux parlent déjà d’« anti-accès », de zones d’exclusion, de guerre totale des capteurs.
Leur objectif n’est pas de battre l’Amérique sur mer, mais de la tenir à distance, de transformer l’océan Pacifique en une vaste citadelle électronique.
Dans ce jeu du hérisson et du lion, la Chine se fait hérisson : dense, hérissée de missiles, d’îles artificielles, de réseaux de surveillance.
L’Amérique, elle, conserve la majesté du lion, mais un lion que le désert entoure.
Or ce déséquilibre est aggravé par la révolution technologique en cours.
Le Telegraph le rappelait récemment dans son reportage passionnant de Roland Oliphant sur les essais navals de l’OTAN au large du Portugal : l’ère du navire sans équipage a commencé.
Ce que l’obus Paixhans fit aux vaisseaux de bois, le drone marin le fait aujourd’hui aux flottes habitées.
L’Ukraine, par son génie d’improvisation, a ouvert la voie.
Ses petits bateaux explosifs, les Magura, ont chassé la flotte russe de Sébastopol et rendu la mer Noire impraticable aux vaisseaux de guerre.
L’Amérique, frappée d’admiration, tente d’intégrer à son tour ces engins rapides et autonomes, conçus non plus pour dominer la mer, mais pour la rendre imprévisible.
Pourtant, là encore, la Chine avance plus vite.
Elle construit déjà des drones sous-marins de reconnaissance, des catamarans furtifs sans équipage, des systèmes interconnectés capables d’agir sans intervention humaine.
Ce qui se joue n’est pas une simple rivalité militaire, mais un affrontement de philosophies.
L’Amérique demeure hantée par la figure du marin, du combattant individuel, de l’équipage héroïque.
La Chine, elle, pense en termes de réseaux, d’intelligence collective, de nuées d’unités anonymes.
L’une défend une éthique, l’autre incarne une logique.
L’US Navy, prisonnière de son héritage, raisonne encore comme au temps de Midway, croyant que la guerre reste affaire de manœuvre et de courage.
La Chine, froide et abstraite, la pense déjà comme un calcul.
Dans cette mutation, l’Amérique vit ce que vécut jadis la France sous Louis-Philippe : le moment où la grandeur cesse d’être un réflexe et doit redevenir un projet.
Elle devra choisir entre le fétiche et l’innovation, entre la gloire de l’uniforme et la rigueur du laboratoire.
Elle se sauvera peut-être, comme nous jadis, par la technique, si elle accepte de rompre avec ses idoles.
Encore faut-il qu’elle s’y résolve avant d’être dépassée.
Car la mer, depuis trois mille ans, ne pardonne qu’aux audacieux.
J’ai quitté le bar des brisants et traversé la rue pour regarder l’eau caresser le quai près de la vedette des sauveteurs en mer.
La mer ne garde rien, ni les noms des navires, ni les discours des présidents.
La mer se rit des empires, mais elle garde mémoire de leurs inventions.
Un jour, quelque historien chinois écrira peut-être que la domination américaine s’est terminée non dans un combat, mais dans un laboratoire.
Et les vagues, en se retirant, murmureront ce que Spengler avait déjà pressenti : que les civilisations, comme les marées, se retirent à l’instant même où elles croient atteindre leur apogée.
Par Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
Crédit photo : DR (photo d’illustration)
[cc] Article relu et corrigé par ChatGPT.
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