Les hauts et les bas de la liberté de parole en France
Susceptibilités et censure

La militante racialiste Rokhaya Diallo a perdu son procès en appel contre l’écrivain Pascal Bruckner.
De son côté, Aymeric Caron tente de faire taire CNews — ex-I>Télé, où il présentait autrefois les actualités.
Le procureur général Rémy Heitz, quant à lui, s’indigne d’une sortie extra-scolaire organisée pour des étudiants magistrats.
Si l’on peut déplorer que les tribunaux et les instances de régulation soient de plus en plus sollicités par ceux qui cherchent à faire taire la parole d’autrui, il ne faut pas pour autant céder au découragement.
Qu’il ne sorte de votre bouche aucune parole mauvaise, mais, s’il
y a lieu, quelque bonne parole, qui serve à l’édification et communique
une grâce à ceux qui l’entendent.
Éphésiens 4:29.
Les juridictions françaises parviennent parfois à se hisser à la hauteur de la mémoire de Voltaire.
Peut en témoigner Rokhaya Diallo, qui vient d’être déboutée en appel de son recours en diffamation contre l’écrivain Pascal Bruckner, héraut de la laïcité et de la liberté d’expression.
Rappelons qu’elle avait signé une pétition dénonçant le soutien à Charlie Hebdo au lendemain de l’attentat de la nuit du 1er au 2 novembre 2011, laquelle relativisait le cocktail molotov ayant causé des dégâts aux locaux du journal.
Au cours d’une émission télévisée, en octobre 2020, Bruckner avait reproché à la « féministe intersectionnelle et décolonialiste » d’avoir « armé le bras des tueurs » et « poussé à la haine », contribuant avec d’autres à « la mort des douze de Charlie Hebdo » lors des attentats de janvier 2015.
Est indéniable l’hyperbole du littérateur, qui soulevait une responsabilité morale, mais l’ « indivisible » féministe avait toute latitude pour répondre et remettre quelques pendules à l’heure et surtout, en l’espèce, de rectifier le tir.
Une burqa s’est-elle déchirée brusquement dans son esprit ?
Toujours est-il qu’elle opta plutôt pour une indignation surjouée, quitta le plateau avec fracas, hurlant au « scandale » et promettant de s’adresser à la justice afin de lui jeter en pâture cet insolent Blanc.
Elle tint parole. Mal lui en prit.
Par ailleurs, l’élève Aymeric Caron récidive en allant se plaindre au surveillant de la cour de récré, M’sieur l’Arcom, au sujet du traitement réservé à Shannon Seban par Pascal Praud de CNews, laquelle s’exprimait sur le racisme et la xénophobie du RN ainsi que sur son livre Juive, et alors?.
L’intervieweur s’exclama ainsi : « Je ne comprends rien à ce que vous dites.
C’est un méli-mélo de choses, de poncifs et de phrases creuses ». Si ce n’était que ça.
Il eut l’outrecuidance d’émettre ce jugement sur son livre (objet sacré en France) : « Je vous assure, c’est incompréhensible.
Pour moi, c’est une sorte de bouillie intellectuelle ».
Au pays de Jean-Paul Sartre, de Jacques Derrida, et d’Alain Robbe-Grillet, on ne peut évidemment badiner avec de tels propos.
On peut même parler en l’occurrence de lèse-écrivain : nous sommes en France.
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Et ne s’est pas fait attendre la réaction d’Aymeric Caron, député apparenté à La France Insoumise (non accompagné par Rima Hassan cette fois, sans doute retenue ailleurs); saisi d’indignation :
« Je saisis l’Arcom pour cette séquence où l’ensemble du plateau de CNews, y compris son présentateur Pascal Praud, prend fait et cause pour le Rassemblement national en tentant d’humilier l’invitée Shannon Seban, accusée d’avoir écrit de la « bouillie » dans un livre où elle dénonce précisément l’islamophobie et l’antisémitisme du RN, lucidité que l’on se doit de saluer…
CNews est censée être une chaîne d’information qui produit, donc, de l’information (ici il n’y en a pas), avec un équilibre de points de vue (ici c’est juste un plateau pro-RN). »
Là encore, on peut se demander de prime abord s’il est du ressort de M. Caron, a fortiori de l’Arcom, de se prononcer sur la qualité ou la fiabilité des éléments produits par CNews, ou d’ailleurs par n’importe quel média.
Est contraire à la liberté de la presse l’imposition d’un format donné comportant dans telle ou telle émission l’intervention de participants aux convictions divergentes.
La presse d’opinion n’a rien d’illégitime.
Au citoyen de faire les recoupements avec d’autres sources concurrentes (dont France Télévisions, qui semble justement établir un sain équilibre puisqu’elle est vertement critiquée par M. Praud) et de former son propre jugement sur l’intégrité intellectuelle des participants à l’émission.
Si tel est son bon plaisir.
Au lieu de l’anathème, Caron eût été plus inspiré de faire tout simplement la promotion du livre de madame Seban, en vente dans toutes les bonnes librairies.
Le grand frère protecteur de Shannon aurait peut-être dû penser que si celle-ci a accepté de donner une entrevue à CNews, c’est peut-être en toute connaissance de sa ligne éditoriale.
Elle aurait plus qualité pour agir qu’Aymeric.
Mais Caron, tout bien intentionné fût-il, appartient à un courant de pensée inspiré, sinon encadré, par des textes à valeur canonique destinés à être décortiqués par les exégètes, et toujours prêt à sanctionner l’hérésie.
Le tribunal du peuple et l’Inquisition, même démarche intellectuelle.
A défaut, les nostalgiques de l’Index vaticanesque aboli se rabattent aujourd’hui en France sur une éventuelle fatwa de l’Arcom.
Concluons sur une note plus légère, où est en jeu la liberté pédagogique, qui relève de la liberté, plus générale, de parole.
Eric Dupond-Moretti s’est reconverti dans le théâtre (à supposer que, pour un avocat pénaliste, on puisse parler de « reconversion » quand il y a simplement changement de salle), que l’on pourrait qualifier de « théâtre-vérité ».
Un « homme-spectacle » comme disent les Anglo-Saxons.
Il évoque avec humour les failles de la Justice et notamment celles de Rémy Heitz, à l’heure actuelle procureur général près la Cour de Cassation, qu’on ne saurait sans exagération qualifier de commensal de l’ex-garde des Sceaux.
Dans un but didactique, les élèves de la classe prépa Talent de l’ENM-Paris (aspirants magistrats) ont eu droit à une représentation.
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M. Heitz contacta la direction de l’école afin d’exprimer son irritation, qu’il justifie en ces termes :
« Comme préparation au grand oral de l’ENM, il y avait sans doute meilleur choix que le seul-en-scène de l’ancien garde des Sceaux, où la Justice en prend tout de même pour son grade…
C’est vrai que Dupond-Moretti se moque allègrement de moi et de mon prédécesseur, dans son spectacle, et que je me retrouve sur la sellette.
Sans vouloir remettre en cause la liberté pédagogique des professeurs [Note : personne n’en a douté], il m’a semblé que cette sortie n’était pas très opportune et je peine à voir sa dimension culturelle [Note : on le croit volontiers].
Ce spectacle n’est sans doute pas la meilleure préparation au concours qui soit.
À titre personnel [Note : cela va de soi], j’ai trouvé ça très moyen et je l’ai fait savoir. »
Cependant, que l’on se rassure, il ne s’agissait pas de vengeance.
Honni soit qui mal y pense.
C’est seulement à titre de vice-président du conseil d’administration, et donc de bon gestionnaire qu’il a exprimé ses réserves :
« Si chacun avait payé sa place, je n’aurais rien dit [Note : nul doute à ce sujet].
Mais les billets d’entrée, qui se chiffraient à plusieurs centaines d’euros, dans un théâtre privé [le Marigny], ont été financés sur les fonds de l’école, autrement dit avec l’argent du contribuable.
Ce qui est contestable et ne m’a pas semblé très malin. »
Son intervention ne suscite donc aucun conflit d’intérêt.
Cela dit, que ce strict gestionnaire soit rassuré : le contribuable, qui est aussi un justiciable, ne peut qu’approuver l’intégration à la formation préparatoire des candidats à la magistrature un tableau sur scène exposant les impairs de l’institution judiciaire, qui sont parfois encore plus riches d’enseignement que ses (immenses) réussites.
La liberté de parole n’est donc pas morte en France, en dépit de regrettables brèches.
Chose certaine, les esprits sensibles devraient comprendre que l’indignation vociférante est souvent contre-productive car elle peut même donner un retentissement accru aux paroles des contradicteurs.
Pour mémoire, la plaidoirie de l’avocat impérial Ernest Pinard visant Madame Bovary pour outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs en 1857, est, en soi, un chef d’œuvre sur le plan de la critique littéraire qui n’a rien à envier à Sainte-Beuve ; les adjectifs « lascive » et « voluptueuse » y sont récurrents.
Fut ainsi assurée une publicité inespérée à l’auteur encore inconnu Flaubert.
Plus récemment, il est permis de penser que la (par ailleurs discutable) fatwa de l’ayatollah Khomeini a considérablement contribué aux gros tirages des Versets sataniques de Salman Rushdie.
Enfin, M. Dupond-Moretti doit un billet de faveur à Rémi Heitz puisqu’il devra sans doute organiser des soirées supplémentaires afin de répondre à la demande accrue.
Le silence, le cas échéant teinté d’une petite dose de mépris, est parfois d’or.
Telle est donc la leçon de bon sens à tirer.
Mais patience. Nous sommes en France.
Source et Publication : https://www.causeur.fr/
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