Pierre Manent : La démocratie comme religion, et la dissolution de nos nations

Par Pierre Manent.
Cette analyse de Pierre Manent est parue dans la Nef datée de septembre 2025.
D’esprit religieux, spirituel et moral, elle n’en est pas moins une réflexion profonde dans l’ordre social et politique et n’ignore pas les sujets d’actualité les plus prégnants.
Elle ne peut que nourrir notre réflexion de royalistes et patriotes français, membres de la communauté de civilisation européenne.
Inutile, nous semble-t-il, d’en dire davantage sur ce texte important tout à fait dans l’esprit et la manière de son auteur. o
La démocratie semble être un terme bien identifié.
En réalité, elle peut s’entendre de deux manières différentes.
Et le sens qu’on lui donne aujourd’hui, qui embarque avec lui l’idée d’une égalité liberté prise dans son acception la plus littérale, est en train de se retourner contre les nations européennes, d’achever de les « déconstruire« , jusqu’à les dissoudre dans une humanité indivise.
Pierre Manent développe ici le raisonnement qui l’amène à cette conclusion.

« Ce qui est visé sous le terme générique de « domination », ce sont donc toutes les figures d’autorité temporelle ou spirituelle, toutes les institutions et traditions qui ont à quelque degré informé et guidé les énergies européennes.
Tout ce qui, à partir des matrices grecque, romaine et chrétienne, a donné forme et force à nos pays, est dénoncé et répudié, jusqu’à détendre et ruiner les ressorts les plus nécessaires de la vie commune. »
Presque tout ce qui se fait ou se dit aujourd’hui parmi nous se réclame de la démocratie.
Les populistes comme leurs adversaires se présentent également en défenseurs de la démocratie.
Cet état du discours public ne contribue pas peu au désordre des esprits et à l’atonie des volontés.
Il tient d’abord à une équivoque de la notion qu’il importe d’éclaircir.
Le même terme désigne deux réalités, deux perspectives politiques – et même deux directions de l’âme très différentes, mais où l’on peut discerner un patrimoine génétique partiellement commun.
La démocratie
appartient depuis l’expérience grecque au catalogue des régimes
politiques, qui se distinguent d’abord par le nombre des gouvernants :
un seul, le petit nombre, le grand nombre.
Ce régime a pris deux grandes formes, la démocratie directe dans le cadre de la cité, la démocratie représentative dans le cadre de la nation – la taille de celle-ci rend impossible la démocratie directe et suscite l’invention de la représentation politique.
Si les deux démocraties font également référence au « peuple », elles s’en font des idées très différentes.
Pour les Anciens, peuple veut dire « grand nombre », pour les modernes, peuple veut dire « tous ».
Passer de l’un à l’autre, c’est changer de monde.
La démocratie moderne ne part pas d’une cité réelle, avec des groupes constitués, elle part d’un « tous » hypothétique : « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »
(art. 1 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen).
Cette hypothèse est à la fois la base de départ et l’horizon, l’alpha et l’oméga, de la démocratie moderne.
On voit l’amplitude – l’indétermination – des possibles qui sont ici ouverts.
Quels possibles sont devenus réels ?
En France en 1789, l’hypothèse s’est saisie d’un vieux peuple historique, fournissant ainsi le type de la démocratie moderne, la démocratie dans le cadre national.
Le paradoxe d’une telle opération, c’est que le principe universaliste – « tous les hommes » – nourrit et exalta le sentiment de soi, la volonté d’un peuple particulier, le peuple français, et par contre-coup le sentiment de soi et la volonté des autres peuples européens.
Chaque « grande nation » se voulut une proposition d’humanité – une proposition originale, et pour ainsi dire exclusive, de l’universel humain.
D’où l’ambiguïté créatrice et destructrice du mouvement démocratique en Europe, où l’universel et le particulier se nourrissent et s’encouragent l’un l’autre, mais aussi se menacent et veulent s’imposer l’un contre l’autre.
D’où le bouleversement auquel nous assistons aujourd’hui : les « immortels principes » de 89, qui ont irrigué les énergies constructives de la République pour lui donner sa forme politique achevée avec les grandes lois de la Troisième République, justifient depuis quelques années la remise en cause de toutes les institutions et formes de vie constitutives de la nation et de la République françaises – toutes pouvant être regardées comme lésant à quelque degré la liberté et l’égalité des hommes.
Le principe qui a conditionné et guidé la construction de la République représentative vient aujourd’hui justifier et encourager sa « déconstruction ».
Au maximum et au terme des possibilités de la démocratie nationale
Comment expliquer cette inversion vertigineuse dans l’application d’un même principe ?
On peut penser que la démocratie nationale est parvenue au maximum et au terme de ses possibilités dans les années 50-60 du dernier siècle, été indien des nations européennes, brillamment reconstruites mais déshonorées et délégitimées par les deux grandes guerres et la Shoah, et spirituellement épuisées.
Si on est attentif aux lois de la physique sociale, on peut craindre que, de même que le mouvement de construction politique avait conduit aux efforts matériels et spirituels extrêmes des régimes représentatifs dans le cadre national – terme de l’histoire et chef-d’œuvre de la civilisation selon l’appréciation largement partagée jusqu’à une date récente, eh bien, le mouvement de sens opposé qui nous emporte aille lui aussi jusqu’au bout de sa logique, jusqu’au terme de la déconstruction.
Dans son
mouvement d’affirmation de soi, la France était allée jusqu’à s’étendre
de l’autre côté de la Méditerranée, certes sans surmonter la séparation
entre les peuples « indigènes » et les Français, ou les « Européens »,
d’Algérie, mais de manière assez constante et résolue, particulièrement
sous la Troisième République, pour faire de « l’empire » une composante
significative de sa conscience de soi, et en vérité un facteur majeur de
son destin politique comme on le vit durant la Seconde Guerre mondiale.
Avec l’indépendance de l’Algérie qui mit fin à une guerre menée sans but défini et par des moyens qui ne pouvaient que démoraliser l’opinion, on crut que la République était enfin délivrée d’un fardeau devenu aussi étranger qu’il était accablant, et que la France en serait d’autant plus libre, active et puissante dans le monde.
Tel était bien sûr l’espoir de De Gaulle.
En réalité l’indépendance de l’Algérie ne
signifia pas l’indépendance de la France par rapport à l’Algérie.
S’enclencha très vite en effet un mouvement – migration humaine et
transformation spirituelle – que nul n’aurait pu prévoir ni imaginer, la
République hexagonale elle-même se découvrant bientôt déchirée par une
division inédite, à laquelle certains appliquent volontiers le
qualificatif infamant de « coloniale ».
Pour un secteur influent de l’opinion, la France démocratique aujourd’hui ressemble au fond à « l’Algérie de papa » et réclame de la même manière d’être libérée de l’injuste domination des « hommes blancs ».
L’égale liberté : norme juridique, ou dogme d’une religion sociale ?
Ces thèses ne sont pas sérieusement défendables, mais elles trouvent un appui dans une dynamique sociale et plus encore spirituelle étonnamment puissante.
En somme, le phénomène inédit et imprévisible, c’est que le principe de l’égale liberté, article 1 de la Déclaration de 89, est pris non seulement au sérieux mais même à la lettre, ce qui n’avait été envisagé par personne jusque-là, sinon peut-être dans les spasmes révolutionnaires les plus violents.
Ce qui était une norme destinée à orienter les lois et les conduites de manière à exclure toute inégalité héréditaire de condition est devenu le dogme fanatiquement embrassé d’une religion sociale qui a saisi tous les pays démocratiques anciennement chrétiens.
Beaucoup soulignent les absurdes conséquences de
ce dogme, et se plaisent à dénoncer l’erreur de principe consistant à
voir dans toute différenciation sociale l’effet d’une « domination »
essentiellement injuste.
La critique est fondée assurément, mais d’où
une idée aussi peu plausible tire-t-elle son étonnant pouvoir de
persuasion ?
Notons-le, ce n’est pas la domination en général qui est visée, c’est la domination des hommes et des idées qui depuis de longs siècles ont successivement gouverné les pays européens et leurs cousins d’Amérique du Nord, en faisant finalement des Occidentaux l’avant-garde revendiquée de la civilisation humaine.
Ce qui est visé sous le terme générique de « domination », ce sont donc toutes les figures d’autorité temporelle ou spirituelle, toutes les institutions et traditions qui ont à quelque degré informé et guidé les énergies européennes.
Tout ce qui, à partir des matrices grecque, romaine et chrétienne, a donné forme et force à nos pays, est dénoncé et répudié, jusqu’à détendre et ruiner les ressorts les plus nécessaires de la vie commune.
Je parlais de deux directions de l’âme qui, sous le même terme de « démocratie », partagent la conscience des Européens et des Américains.
Selon l’une, désormais en voie d’étiolement et peut-être d’extinction, la meilleure association politique consiste à se rassembler en un peuple distinct capable de se gouverner lui-même dans l’égalité et la liberté, et qui pour cela se donne une éducation commune et une forme de vie distincte.
Pour les adeptes de l’autre démocratie, cet amour de soi de la communauté des citoyens est au principe de toute injustice car il implique de se séparer et de se préférer.
Si donc l’on prend à la lettre l’universalité des droits humains, il faut faire en sorte que les citoyens de nos pays ne jouissent d’aucun droit ou avantage qui les distingue des hommes en général, et en particulier des migrants.
L’avenir de nos démocraties nationales est alors de se dissoudre volontairement, résolument et même joyeusement, dans une humanité indivise qu’aucune frontière ne défigurera. ■
Pae PIERRE MANENT

Dernier ouvrage paru de Pierre Manent : Pascal et la proposition chrétienne (Grasset, 2022).
Avec son dernier opus, Pascal et la proposition chrétienne, ainsi que des réflexions majeures dans La raison des nations, Pierre Manent nous invite à repenser la cité avec rigueur, profondeur et espérance.
Pierre Manent (né en 1949) est philosophe et politologue, spécialiste de la tradition libérale et de l’histoire des idées.
Professeur à l’EHESS, il a éclairé la pensée politique moderne à travers l’étude de Machiavel, Montesquieu et Tocqueville.
Sa réflexion souligne l’importance de la nation et de la cité comme cadres de vie commune, face aux défis de l’Europe et de la mondialisation.
Catholique, il articule foi, raison et politique dans une recherche exigeante de cohérence.
Son œuvre, à la fois rigoureuse et accessible, nourrit le débat intellectuel et citoyen contemporain.
Note rédigée à partir de données universitaires courantes.
Source et Publication : https://www.jesuisfrancais.blog/2025/09/01
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