vendredi 7 février 2025

AZERBAÏDJAN ET LA STRATÉGIE D' INFLUENCE CONTRE LA FRANCE ! ( PIERRE D' HERBÈS )

 

L’Azerbaïdjan poursuit une stratégie d’influence contre la France. Entretien avec Pierre d’Herbès

6 février 2025

Photo : Indépendantistes lors du référendum du 4 novembre 2018, Auteurs : JOB NICOLAS/SIPA, 

Numéro de reportage : 00882877_000005.


L’Azerbaïdjan poursuit une stratégie d’influence contre la France. 

Entretien avec Pierre d’Herbès

par

Que cherche à faire l’Azerbaïdjan en France ? 

Deux mois après la publication du très commenté rapport de Viginum, Pierre d’Herbès, expert en intelligence économique et contributeur régulier de Conflits, revient sur les manœuvres déstabilisatrices de la petite République du Caucase. 

Il a publié plusieurs enquêtes sur le sujet.

 

Conflits – En décembre dernier, Viginum, un jeune service du Premier ministre chargé de la lutte contre les ingérences informationnelles, publiait un rapport sur les campagnes numériques de l’Azerbaïdjan vers les DROM-COM et la Corse. 

Pourriez-vous préciser, dans les grandes lignes, les enseignements de ce rapport ?

Pierre d’Herbès – Bien sûr. Ce n’est d’ailleurs pas le premier rapport du Viginum à ce sujet, preuve que la question est suivie de près. 

Concrètement, ce document décortique l’action du Baku Initiative Group sur les réseaux sociaux, dans la sphère médiatique et dans ses opérations d’affaires publiques. 

L’objectif du BIG est de dénigrer la France dans ses territoires ultra-marins afin d’y alimenter le séparatisme et accessoirement de renvoyer une image délétère de la France à l’étranger. 

Le service s’attache aussi à démontrer, comme dans son précédent rapport, que le BIG est bel et bien une émanation directe de l’État azerbaïdjanais et de l’entourage proche de son président Ilham Aliyev.

Les actions du BIG ne se bornent pas à la sphère « digitale », via des comptes sur les réseaux sociaux. 

Il s’agit d’une opération de lobbying et de guerre de l’information en bonne et due forme, quoique menée à gros sabots. 

On voit donc s’articuler des actions numériques et médiatiques avec des actions d’affaires publiques. 

Celles-ci comprennent la signature de mémorandums de coopération avec des partis indépendantistes, la création de bourses d’études, ou bien l’organisation de conférences décolonialistes, parfois jusque dans les locaux de l’ONU. 

Mentionnons aussi les conférences organisées, sur le même thème, à Bakou ou Istanbul. 

Le BIG entreprend des actions d’activisme de terrain et du financement auprès des mouvements indépendantistes comme on a pu le voir en Nouvelle-Calédonie en 2024.

Les actions du BIG ne se bornent pas à la sphère « digitale », via des comptes sur les réseaux sociaux.

Il s’agit d’une opération de lobbying et de guerre de l’information en bonne et due forme, quoique menée à gros sabots.

Le rapport précise la faible résonance des actions numériques du BIG.

 De fait les interactions sur les réseaux sociaux du BIG sont faibles et dopées par des comptes inauthentiques téléguidés depuis l’Azerbaïdjan. 

Même chose concernant les retombées presse, elles sont essentiellement azerbaïdjanaises et ponctuellement turques, malgré tout de même une plus grande prégnance dans la presse outre-mer.

 Le BIG est plus connu via les différents articles et enquêtes métropolitaines à son sujet que par ses propres canaux. 

Ce qui à mon sens est peut-être l’effet recherché selon le principe de la caisse de résonance indirecte qui consiste à toucher un public secondaire – en l’occurrence les Français métropolitains – pour toucher avec plus de force le public cible – les Français ultra-marins.

 

Le soutien de l’Azerbaïdjan à cette structure est largement établi et revendiqué par les autorités gouvernementales azéries elles-mêmes.

 Comment expliquer le positionnement de l’Azerbaïdjan sur la lutte contre le « colonialisme » et, surtout, le fait que la France apparaisse particulièrement visée par ces manœuvres ?

C’est la France qui est, avant tout, visée par ces manœuvres. 

Les autres pays ou personnalités ciblées ne le sont que de façon anecdotique. Pourquoi Bakou agite-t-elle le chiffon rouge du colonialisme ? 

On peut y voir plusieurs raisons.  

La première est que la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, terres de colonisation tardive (fin XIXe) sont sur la liste onusienne des territoires non autonomes, donc « à décoloniser ». 

De cette façon Bakou prétend implicitement se conformer à la Charte des Nations-Unis et donc au droit international.

 Le transfert de ce narratif hypocrite vers des territoires d’implantation française très ancienne (XVIIe s), comme la Martinique par exemple, est d’autant plus aisé compte tenu des tendances indépendantistes récentes. 

 Il s’agit pourtant de situations totalement différentes, notamment sur le plan de l’histoire du peuplement et le statut légal.

 La Martinique est un département, contrairement à la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie, qui bénéficient de statuts particuliers.

Le « décolonialisme » trouve également un écho auprès des populations d’origine immigrée en France et jusqu’en Afrique subsaharienne. 

Les compétiteurs de la France, comme la Russie et la Turquie, ne se privent d’ailleurs pas de propager ces thèses pour dénigrer l’action de la France et son image.

 Rien de surprenant que l’Azerbaïdjan, valet zélé d’Ankara, se mette dans cette roue via le BIG ou les déclarations officielles de son dictateur, Ilham Aliev.

 D’ailleurs, en octobre 2024, le BIG officialise son rapprochement avec Kemi Seba, influenceur panafricaniste proche de la Russie et violemment anti-français.

 

Précision que l’Azerbaïdjan présidait en 2024 le mouvement des non-alignés, créé en 1961, et qui prétend lutter, entre autres, contre le colonialisme, mais aussi toute forme d’impérialisme. 

Nul doute que Bakou y a vu un bon momentum afin de donner plus d’écho international aux actions du BIG. 

Il est cependant ironique qu’un pays hégémoniste comme Bakou se prévale de la lutte contre l’impérialisme tout en multipliant les incursions agressives sur le territoire arménien et en faisant pression sur Erevan pour annexer un pan de son territoire, le corridor de Zangezour ; ou bien en opérant le nettoyage ethnique des Arméniens de l’Artsakh (Haut-Karabagh).

In fine, l’Azerbaïdjan est bel et bien un État voyou qui utilise les ficelles les plus hypocrites des tenants du pseudo « sud global ». 

 Cela pour mieux avancer une stratégie authentiquement impérialiste au service des nouvelles routes de la soie chinoises et du panturquisme d’Ankara.

N’oublions pas également, via la Turquie, les liens avec l’islamisme frériste, qui aboutit à l’organisation d’une conférence en mars 2024 sur l’islamophobie ciblant tout particulièrement la France. 

On se remémorera à profit l’emploi par Bakou de mercenaires islamistes en 2020, via Istanbul, lors des combats contre l’Arménie.

 

Des indépendantistes réunionnais se sont rendus à Bakou en janvier dernier pour signer un partenariat avec le BIG. 

La Nouvelle-Calédonie a été, ces derniers mois, particulièrement bien traitée par ce mouvement. 

Que peut, concrètement, apporter un mouvement comme le BIG aux mouvements indépendantistes des DROM-COM et de Corse ?

Essentiellement de la légitimité et de la visibilité. 

En tout cas c’est probablement le calcul des groupes militants concernés.

 Pour un indépendantiste, il est inespéré d’être reconnu dans son combat par un État souverain qui va vous appuyer dans les instances internationales, vous convier à des évènements, vous mettre en synergie avec d’autres groupes, vous donner accès à sa presse nationale et à ses plateformes, vous financer, etc.

Bref, l’Azerbaïdjan fournit des ressources à ces mouvements et leur permet d’exister

Maintenant, ces ressources sont-elles substantielles ?

 Pas vraiment in fine, mais ce n’est peut-être qu’un début, tout dépendra de la détermination de Bakou à poursuivre sa démarche. 

La signature de partenariats, aux contours juridiques assez flous, voire sans substance, fait partie de cette dynamique, elle officialise en quelque sorte les mouvements indépendantistes comme des entités légitimes.

Pour le moment tout cela ressemble beaucoup à du théâtre et de l’influence à gros sabots, mais il n’en demeure pas moins que le BIG pose des jalons et participe à donner plus de consistance à des mouvements indépendantistes représentés pour certains à l’Assemblée nationale. 

C’est le cas du Tavini, en Polynésie française, membre du groupe communiste, et dont la représentante, Mereiana Reid Arbelot, est actuellement le rapporteur d’une commission d’enquête sur les essais nucléaires en Polynésie française.

 Oui, les actions de l’Azerbaïdjan sont encore de faible portée, mais n’allons pas nous persuader qu’ils vont s’en tenir à cela.

 

La Martinique a traversé aussi de sérieuses périodes de troubles ces derniers mois avec l’émergence d’un mouvement politique contesté engagé contre la vie chère, le RRPRAC. 

Le soutien du BIG à ce mouvement, parfois violent, a-t-il été documenté ?

On détecte plusieurs faisceaux d’indices qui tendent à lourdement soupçonner une coopération entre le RRPRAC et le BIG. 

On ne trouve cependant pas de preuves tangibles contrairement à d’autres mouvements indépendantistes, dont la proximité avec l’Azerbaïdjan est bien documentée. 

C’est le cas de Péyi-A, dont le leader, Marcellin Nadeau, par ailleurs membre du groupe communiste à l’Assemblée nationale, a participé à plusieurs conférences du BIG.

 On retrouve aussi le Modemas, le Palimas et le PKLS tous membres du « Front international de libération des dernières colonies françaises » créé par le BIG.

 Or, on retrouve dans l’instance dirigeante du RRPRAC, l’indépendantiste Aude Goussard. 

Considérée comme le cerveau du mouvement, elle a auparavant milité au Modemas et désignait récemment Alex Granville, membre éminent du PKLS, comme un camarade. 

Bref, elle est totalement intégrée dans cet écosystème. 

Ajoutons que le BIG ne s’est pas gêné pour relayer des actions du RRPRAC ou qu’on aperçoit son leader, Rodrigue Petitot, accompagné d’Aude Goussard, dans un documentaire d’une chaîne de télévision azerbaidjanaise paru en 2023.

A lire aussi : Nicolas Metzdorf, député de Nouvelle-Calédonie : « Les raisons de l’échec, c’est avant tout la faiblesse de la France »

 

Le problème du RRPRAC est qu’il agit comme un outsider à la composition hétéroclite de délinquants, de narcotrafiquants et d’indépendantistes. 

Il est donc difficile à saisir et se comporte comme un concurrent d’autres mouvements indépendantistes plus installés. 

Ce qui pourrait peut-être pousser l’Azerbaïdjan à rester discret sur son appui vis-à-vis de ses autres partenaires locaux. 

Par ailleurs, comme je l’ai dit juste avant, la Martinique est bien un département et non pas un territoire à l’autonomie renforcée : les implications légales et diplomatiques seraient nettement plus lourdes.

Le mouvement tente de déstabiliser la Martinique

Il n’en demeure pas moins que l’action du RRPRAC se situe directement dans la lignée des objectifs de Bakou : à savoir affaiblir le consensus national français sur place.

 En démolissant au passage, par de multiples déprédations, le tissu économique local. 

Des actions purement contre-productives, car, contrairement à ce qui a été dit, les entreprises privées ne sont pas responsables de la hausse des prix. 

C’est malheureusement le lot des économies insulaires qui produisent peu de bien de consommation. 

Ce qui amène à un autre enjeu : le sous-investissement chronique de l’État français dans ses territoires ultra-marins pourtant considérés comme stratégiques.

 Une contradiction fondamentale qui n’a, à l’évidence, pas échappé à ses compétiteurs qui exploitent directement ce contexte.

 

Comment la France devrait réagir à ce qui est réellement une forme de conflictualité peu conventionnelle et hybride, dont on peine à définir les lignes rouges ?

Pour bien comprendre les mesures à mettre en place, il faut déjà intégrer le paramètre crucial de la dégradation du climat géopolitique mondial d’année en année. 

Sans revenir ici sur la matrice de cette mutation de l’ordre -ou du désordre- international, l’important est de comprendre que non seulement la France voit augmenter le nombre de ces compétiteurs, mais qu’en sus, ces derniers n’hésitent plus à attaquer frontalement ses intérêts, quitte à s’ingérer dans ses affaires intérieures.

 Sans pour autant franchir ce que les stratégistes appellent le « seuil de conflictualité ». 

Les ingérences ou les opérations hostiles à l’étranger de pays comme la Russie, les États-Unis, la Chine ou même la Turquie sont désormais bien documentées.

 Le cas de l’Azerbaïdjan montre désormais que les attaques peuvent venir de partout, même de puissances de troisième rang.

Dans cette optique, il est plus facile que jamais – et in fine assez peu coûteux à l’échelle d’un acteur de rang international – d’élaborer des opérations d’influence à l’étranger.

 

Cette donne est permise en partie par l’horizontalisation et la mondialisation des flux de l’information combinés avec l’irruption des ONG et des entreprises comme acteurs géopolitiques légitimes. 

Bref, la fin officielle du système westphalien mis en place en 1648. Dans cette optique, il est plus facile que jamais – et in fine assez peu coûteux à l’échelle d’un acteur de rang international – d’élaborer des opérations d’influence à l’étranger.

 Comme je vous l’ai dit juste avant, les opérations de Bakou s’apparentent ni plus ni moins à du lobbying sur l’ensemble du spectre (affaires publiques, digital, presse, évènementiel).

 Dès lors, ce genre d’attaques peut provenir d’absolument partout : d’États, d’ONG ou de n’importe quel groupe d’intérêt, et cela via n’importe quel proxy.

A lire aussi : Nouvelle-Calédonie. Relire Arthur Girault, 130 ans plus tard

 

J’en viens donc à une réponse directe à votre question !

 Le premier effort doit porter sur la surveillance et la détection des ingérences et des attaques, bref du renseignement.

 C’est la mission dont s’acquitte précisément le Viginum ou bien le Com Cyber et bien sûr dans les services de renseignement et les cellules IE des administrations. 

Pour mener à bien cette mission, il importe également de sensibiliser les acteurs non seulement aux matrices profondes des relations internationales, mais aussi aux modalités des opérations d’influences et au fonctionnement des réseaux qui les déploient. 

À ce titre, gardons en tête que l’Azerbaïdjan est loin d’être la seule menace, ni même la plus dangereuse et surtout pas la plus discrète… 

La détection est fondamentale, car elle permet de fournir un premier niveau de riposte par la mise au jour d’une attaque informationnelle et donc la publicité de la manipulation en cours.

Elle doit également s’accompagner d’une riposte sur le même terrain afin de casser les narratifs dénigrants.

 C’est le rôle des cellules d’influence que l’on commence à voir se multiplier dans les ministères et autres institutions. 

Il s’agit d’une avancée cognitive notable, même si les moyens opérationnels déployés sont encore largement insuffisants. 

 Il importe aussi de se montrer pro-actif afin de diffuser des narratifs positifs en amont afin que l’État garde la main en permanence sur son environnement informationnel et réputationnel- international. 

C’est le sens de la fonction stratégique « influence » qui s’est ajoutée aux cinq autres en 2022. Notons que la France dispose d’un écosystème d’intelligence économique privé dense et actif, spécialisée dans le renseignement en source ouverte (OSINT) et humain (ROHUM) et les opérations d’influence. 

Une dynamisation de la synergie public-privé devrait-être rapidement envisagée.

A lire aussi : Nouvelle-Calédonie : le virage anti-chrétien des indépendantistes

 

La France devrait également envisager des postures plus agressives afin d’aller porter la guerre de l’information contre les intérêts nationaux ou organiques de ses compétiteurs. 

Pourquoi ? Parce que les lignes rouges dont vous parlez sont, dans le domaine de la guerre de l’information, assez plastiques, parfois difficilement mesurables, camouflées derrière des proxys ou bien le « déni plausible ». 

Si bien que beaucoup de ces attaques, même si l’on parvient sans peine à en déduire les émetteurs, ne peuvent pas appeler à des moyens légaux de coercition ou de rétorsion. 

Maintenant, dans le cas de l’Azerbaïdjan, ou de toute autre entité s’attaquant à l’intégrité territoriale de la France, il existe tout un panel de réponses diplomatiques ou clandestines.

 On peut se demander pourquoi Paris n’a pas fait un exemple plus net avec l’Azerbaïdjan ? 

Probablement pour ne pas donner trop d’importance à ce pays.

 Ce qui ne signifie pas que des mesures n’ont pas été prises en sous-main. 

Du reste, les actions de Bakou sont aujourd’hui très surveillées et, par ce biais, facilement neutralisables.


Mots-clefs :

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !
 
À propos de l’auteur
Pierre d'Herbès

Par Pierre d'Herbès

 

Source et Publication :   https://www.revueconflits.com/lazerbaidjan

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire