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Liban – Europe : la route des migrants.
Entretien exclusif avec un passeur
Typologie des migrants, coûts des passages, rôle des officiers et des forces de sécurité, un passeur libanais brise le silence et dévoile le fonctionnement de l’immigration clandestine.
Un entretien exclusif.
La croissance des départs a alimenté un réseau de trafic humain illégal en plein essor, où même des membres de l’armée libanaise, des agences de renseignement et des forces de sécurité seraient impliqués.
Des réseaux rivaux se disputent farouchement la domination de ce commerce qui devient de plus en plus lucratif.
Dans ces réseaux clandestins, les tensions ethnico-religieuses s’effacent ainsi que la solidarité intra-communautaire.
L’humain n’a plus de valeur, seul l’argent compte.
Dans une interview exclusive pour Conflits, un passeur révèle les mécanismes cachés de ces réseaux, jetant un éclairage sur les alliances, les rivalités et le coût humain dévastateur d’un système mû par le désespoir et la corruption.
A retrouver dans le numéro N56 de Conflits. Trump renverse la table.
La guerre a-t-elle augmenté le nombre de personnes voulant fuir le pays ?
Oui, les chiffres ont triplé, et un nouveau type d’immigrant est apparu : les chiites.
Après la guerre et leur déplacement forcé hors de leurs maisons et villages, ils ont également commencé à vouloir partir.
Pendant des années, les migrants que nous avions étaient principalement des Syriens, des sunnites de Tripoli et des Palestiniens.
Mais maintenant, ce sont aussi les familles chiites de Beyrouth et du sud qui souhaitent quitter le pays. Ils ont été encouragés après avoir commencé à interagir avec nous.
Comme vous le savez, la division politique empêchait les chiites de venir dans le nord.
Mais une fois qu’ils sont arrivés, ils ont compris que tout cela était politique et que nous ne les détestions pas.
Cela les a encouragés à faire confiance aux passeurs du nord, sunnites, pour les emmener en bateau.
Parmi ces personnes, quelles sont les principales nationalités et/ou communautés ?
Il s’agit principalement de Palestiniens, de Syriens et de Libanais. Les plus nombreux sont les Syriens, suivis des Libanais, avec quelques Palestiniens et très peu de Soudanais.
Les Palestiniens veulent partir, mais ils n’ont pas l’argent pour cela.
Cependant, vous trouverez toujours trois à quatre Palestiniens dans chaque bateau.
Les Syriens ont les fonds nécessaires grâce à leurs familles en Europe qui leur envoient de l’argent pour financer leur voyage, malgré les risques élevés.
Je ne mentirai pas : le voyage est très risqué, car lorsqu’on voyage, il y a une forte probabilité d’être intercepté ou de ne pas atteindre l’Europe.
Les Libanais viennent principalement du nord, mais nous voyons désormais des chiites qui souhaitent partir.
En fait, le dernier bateau secouru par l’armée libanaise au large contenait des chiites. Ce n’était pas mon bateau, mais celui d’une connaissance.
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Quel est le coût de la traversée ?
Le minimum est de 4 000 dollars et le maximum de 7 000 dollars, en fonction du prix du bateau, des garanties, du nombre de passagers et des pots-de-vin versés.
Que voulez-vous dire par « garantie » ?
Tout le monde ne paie pas à l’avance.
Beaucoup, notamment ceux du nord, ne paient qu’une fois arrivés à destination et laissent l’argent en garantie auprès d’un tiers de confiance des deux parties.
Ces personnes paient généralement plus, car nous prenons un risque : si elles n’atteignent pas leur destination finale, aucun paiement ne sera effectué.
Quant aux Palestiniens et aux Syriens, nous exigeons généralement un paiement à l’avance.
Les prix varient : pour les individus, cela peut atteindre 7 000 dollars ; pour les familles, les personnes âgées paient environ 5 000 et les enfants autour de 3 000 dollars.
Il n’y a pas de prix fixe, car les tarifs dépendent de nombreux facteurs.
Certaines personnes ne paient même pas, car ce sont elles qui conduisent le bateau ou assistent le capitaine.
Parfois, si le capitaine dépose simplement les passagers sur le rivage de l’UE et retourne avec le bateau, les prix sont réduits. Si nous achetons un bateau en excellent état et qu’il ne revient pas, les prix augmentent.
Les pots-de-vin versés à la marine libanaise et à la sécurité générale influencent également les prix.
Parfois, s’il y a peu de passagers ou si le bateau est en mauvais état, les prix augmentent. Et inversement, si le bateau est bondé et en état correct, les prix baissent.
Nous savons généralement à l’avance combien cela coûtera. Contrairement à d’autres passeurs, je ne change pas les prix après les avoir fixés.
Quelle est la nature de vos interactions avec la police ou le personnel militaire que vous soudoyez ?
En général, nous n’avons pas de relations avec la police (les forces de sécurité intérieure) parce qu’elles n’opèrent pas le long des côtes ou des ports libanais.
Ce sont principalement la Sûreté générale et l’armée libanaise/renseignements militaires qui sont impliqués.
Rarement le département des renseignements (des FSI) enquête sur des cas de contrebande, mais c’est le plus difficile à traiter.
Je parle de mon expérience personnelle et non de celle des autres.
J’ai toujours eu une relation avec l’armée libanaise et la Sûreté générale, car ma famille et moi avons travaillé pendant des années dans le port de Tripoli.
En 2019, après la crise économique, les gens ont commencé à me demander un moyen de quitter le pays.
C’est à ce moment-là que j’ai commencé à envisager de les faire passer clandestinement, non seulement via les navires quittant le port, mais aussi par des bateaux au départ des côtes du nord.
J’avais déjà de bonnes relations avec tout le monde, alors j’ai commencé à demander autour de moi et à chercher qui pouvait m’aider.
Certains officiers/soldats ont accepté de coopérer avec moi. Ce qui m’a le plus aidé, c’est la crise économique, car les soldats et officiers avaient vraiment besoin d’argent.
Comme vous le savez, ce sont des fonctionnaires, et leurs salaires ont été dévalués. Un officier qui gagnait autrefois 4 000 dollars par mois ne touche plus que l’équivalent de 500.
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Pour être honnête, ils n’acceptent pas tous. Certains disent qu’ils veulent aider, mais changent d’avis.
D’autres prétendent être prêts à coopérer, mais complotent en réalité pour vous piéger en flagrant délit.
Cela m’est déjà arrivé : ils ont intercepté un bateau qui m’appartenait après m’avoir assuré qu’ils voulaient aider, et j’ai perdu plus de 75 000 dollars.
Certains refusent même d’en parler.
Tous les officiers et soldats ne sont pas pareils, mais j’ai réussi à construire mon propre réseau.
Les relations avec les soldats/officiers sont toujours précaires.
Si quelque chose tourne mal, aussi insignifiant soit-il, ils n’hésiteront pas à vous dénoncer. Je comprends les règles du jeu.
Tout ce que je leur demande, c’est de me prévenir quand ils sont de service et d’éteindre les radars. Je m’occupe du reste.
Concernant la Sûreté générale, elle contrôle les ports ainsi que l’entrée et la sortie de chaque personne.
Si j’ai quelqu’un recherché par les autorités (mais pas pour des crimes graves), ils ferment les yeux lorsqu’il quitte le pays.
La plupart du temps, nous coordonnons avec les forces de sécurité, surtout si la personne est recherchée pour des accusations de terrorisme.
Je tiens à rester dans les règles, car sinon, je risque d’être arrêté et accusé de terrorisme moi-même.
Comment établissez-vous ces relations ?
Je suis né et j’ai grandi dans le port de Tripoli. Ma famille et moi avons travaillé toute notre vie dans ce port, donc les relations existaient déjà.
Après la crise, je les ai renforcées.
Depuis, j’entretiens de bonnes relations avec toutes les forces de sécurité. Mais en fin de compte, ces relations reposent sur un intérêt mutuel : je fais passer des gens clandestinement et je suis payé, tandis qu’eux reçoivent de l’argent pour faciliter mon activité.
Si demain je cesse de payer les services de renseignement libanais et la Sûreté générale, je serai le premier à être arrêté. Ils ouvriront des dizaines de dossiers contre moi, et je passerai sept ans en prison, alors qu’ils s’en sortiront sans problème.
Le juge ne m’écoutera pas si je déclare qu’ils étaient impliqués dans la contrebande.
La règle la plus importante dans la contrebande, que ce soit par voie terrestre ou maritime, est de toujours soudoyer les forces de sécurité, de toujours coordonner avec elles et de ne jamais agir dans leur dos.
De nombreux passeurs ont pensé qu’ils pouvaient s’en passer. Le jour où ils ont cessé de payer, ils ont été arrêtés.
Combien cela coûte-t-il généralement de « sécuriser » la coopération des autorités ?
Il n’y a pas de tarifs fixes, mais croyez-moi, beaucoup d’argent est en jeu.
Les gens pensent que les passeurs gagnent énormément d’argent, mais en réalité, ce n’est pas vrai, car les dépenses sont également très élevées.
Entre l’achat du bateau, l’équipement GPS et satellite, et les pots-de-vin, on finit par gagner environ 30 à 50 000 dollars par bateau.
Cependant, cela prend beaucoup de temps pour préparer un bateau et trouver des clients.
Aucun passeur ne peut gérer plus de trois ou quatre bateaux par an.
Parfois, nous devons fusionner nos clients avec ceux d’un autre passeur.
Les dépenses sont nombreuses, et la plus grande part revient à la fois au bateau et aux forces de sécurité.
Au sein de ces forces, il faut principalement payer trois groupes :
- Les soldats de l’armée/garde-côtes et leurs officiers.
- Les officiers et soldats des renseignements libanais.
- Les officiers et soldats de la Sûreté générale.
Dans chaque cas, les paiements sont directs (lors de l’accord) et indirects (cadeaux, déjeuners, dîners).
Parfois, après avoir payé, un soldat ou un officier est transféré ailleurs, et tout l’argent dépensé est perdu.
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Certains officiers deviennent gourmands et exigent jusqu’à 50 000 dollars pour permettre au bateau de partir, prétextant qu’ils doivent payer d’autres officiers et soldats.
Je sais que ce n’est pas toujours vrai, mais si je ne paie pas, le bateau ne quittera pas les eaux nationales.
Je suis donc souvent contraint d’accepter leurs demandes.
Combien, environ ?
Il n’y a pas de prix exact, mais la fourchette se situe généralement entre 30 000 et 50 000 dollars, et parfois jusqu’à 60 000, selon les circonstances.
C’est un vaste réseau impliquant de nombreux officiers et soldats, et j’aime m’y investir activement.
Tout ce qui m’importe, c’est que mon bateau quitte les eaux nationales.
Mais il est certain que la deuxième dépense la plus importante dans la contrebande concerne les forces de sécurité.
Il faut nourrir beaucoup de monde. Si vous négligez quelqu’un et qu’il se fâche, vous perdez tout.
Un jour, j’ai dû annuler un bateau parce qu’ils demandaient 1 000 dollars par personne. Cela faisait un total de 107 000 dollars.
Si j’avais accepté, j’aurais perdu de l’argent. J’ai donc transféré les passagers à un autre passeur et touché 15 000 en tant qu’intermédiaire.
Faites-vous face à des refus de certains agents ?
Si oui, comment gérez-vous ces situations ?
Oui, certains refusent d’être corrompus, mais la plupart acceptent, car ils sont dans le besoin.
Pour ceux qui refusent, nous attendons qu’ils soient en congé ou absents, puis nous travaillons avec d’autres. En général, tout le monde finit par coopérer.
Nous avons un proverbe arabe : « Cherche, et tu trouveras un chemin. » Avec de l’argent, cela fonctionne comme par magie.
Certains refusent parce qu’ils craignent que cela nuise à leurs promotions. Dans ce cas, ils nous facilitent le travail, mais demandent que les bateaux partent lorsqu’ils ne sont pas en poste.
Ainsi, en cas de problème, ils restent irréprochables.
Notre activité est importante, et elle ne s’arrête pas à un refus d’un officier ou d’un soldat.
Nous trouvons toujours un moyen de faire partir les bateaux du Liban.
L’essentiel est de toujours garder les officiers satisfaits.
Même si un soldat refuse de coopérer, il ne peut pas nous dénoncer, car il devra en référer à ses supérieurs, qui nous protègent.
Ces relations avec les autorités se retournent-elles parfois contre vous ?
Oui, très souvent.
Si quelque chose se passe mal à n’importe quelle étape, c’est moi qui en paie le prix.
Comme je l’ai dit, j’ai perdu un bateau valant 75 000 dollars.
Parfois, je suis interrogé sur des événements dont je ne suis pas responsable ou sur des bateaux qui sont partis sans que je sois impliqué.
Ils pensent que je joue un double jeu.
Deux fois, mon domicile a été perquisitionné par des officiers que je connaissais, simplement pour me montrer leur pouvoir.
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Je suis toujours sous leur radar, ce qui affecte parfois ma famille et moi.
Mais c’est ainsi dans ce métier : il y a du bon et du mauvais dans chaque affaire.
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