LE FIGARO. – En censurant le
gouvernement Barnier, le RN ne risque-t-il pas d’apparaître comme le
parti du désordre et ainsi perdre le statut de «parti de gouvernement»
qu’il cherchait à construire ?
Arnaud BENEDETTI. – Le problème fondamental est que le désordre était déjà installé.
Cette lecture qui consiste à voir dans l’adoption de la motion de censure un
facteur de chaos tend à occulter surtout qu’elle est d’abord le produit
de ce dernier.
C’est parce qu’il y a chaos qu’il y a censure et ce
n’est certainement pas parce qu’il y a censure qu’il y a chaos.
La
situation dans laquelle nous sommes engagés est le stade quasi-ultime
d’un long et lent processus de dégradation dont tous les partis de
gouvernement sont comptables depuis plusieurs décennies.
En vendant toutes les souverainetés appartement
par appartement, on abîme l’outil politique de telle manière que
l’ossature institutionnelle, pourtant extrêmement solide grâce à la Ve
République qui a permis à la France de traverser bien des crises depuis
plus de 70 ans, en est désormais non seulement fragilisée mais fortement
abîmée.
Les «ingénieurs du chaos» sont bien plus
nombreux en fin de compte que les acteurs multiples du moment qui ont eu
à jouer ces dernières heures cette tragicomédie parlementaire, qui
n’est rien d’autre que le symptôme d’un dérèglement qui s’est opéré sur
la durée.`
Le narratif sur le désordre est hélas la ligne Maginot de ceux
qui ont laissé par ailleurs toutes les autres frontières ouvertes à
tout vent.
La vision court-termiste de l’événement visant à imputer des
responsabilités immédiates oblitère l’enchaînement des causes qui a
conduit à la singularité de ce qui se joue sous nos yeux.
Et quand bien
même nous voudrions nous en tenir à une interprétation à court terme,
les incidences récentes de notre vie politique délivreraient d’autres
formes de responsabilités dont une grande partie est à rechercher du
côté de ceux qui ont exercé le pouvoir : le changement prématuré de
premier ministre en janvier, la dissolution, évidemment, la stratégie de
l’arc républicain entre les deux tours des législatives ; tous ces
ingrédients expliquent un système de contraintes dont Michel Barnier,
nonobstant ses grands mérites, ne pouvait se défaire.
Cette séquence va-t-elle définitivement ancrer le RN comme un parti « populiste » ?
Le Rassemblement national est un parti à
l’ancrage populaire.
C’est d’abord parce que plus de 60% de son
électorat était favorable à la censure qu’il a fait ce choix.
On ne peut
pas davantage exclure que les réquisitions du parquet à l’occasion du procès dit des «assistants parlementaires» auquel
fait face Marine Le Pen n’aient pas eu un impact déclencheur sur la
décision du RN, même s’il ne s’agit pas là forcément de la «cause
racine» de celle-ci.
Le cœur de la crise démocratique, en passe
peut-être de se transformer en crise institutionnelle, est le sentiment
parfois fondé des classes populaires et moyennes de n’être pas entendues
par le haut, qu’elles suspecteraient d’être entré en sécession.
Certains commentaires qui accompagnent le choix
du RN d’associer son vote au NFP témoignent de cette mécompréhension,
qui dit aussi quelque chose des difficultés structurelles du RN à
articuler sa fonction tribunitienne avec sa quête de crédibilité pour
cranter le résidu de droite bourgeoise dont il pourrait avoir besoin
pour accéder au pouvoir.
Pour autant, une motion de censure est un
instrument légitime et propre à la Constitution, comme le 49.3, et ne
fait pas de ceux qui s’en serviraient de «dangereux populistes».
En votant la censure avec la gauche, le RN ne risque-t-il pas aussi de se mettre à dos une partie de la droite modérée ?
Encore une fois, il convient de sortir d’une
lecture instantanée de l’épisode que nous traversons, de ramener à sa
juste proportion ce que nous sommes en train de vivre et de ne rien
céder à des conclusions par trop hâtives.
Ce qui constitue le ressenti
partiel du moment, le plus souvent au prisme médiatique, n’est pas
nécessairement la réalité de demain, et encore moins la vérité de la fin de l’Histoire.
J’ajouterai par ailleurs que les leaders d’opinion font de moins en
moins l’opinion, qui obéit à des maturations profondes sociologiquement
et politiquement.
L’excès de l’immédiat ne néglige que trop les
médiations (l’histoire, le social, les représentations) qui fabriquent
les opinions.
Il y aura censure sans doute et sauf retournement
spectaculaire.
Le vrai sujet aujourd’hui n’est pas tant le budget, même
si l’instabilité dans laquelle nous nous installons complexifie notre
crédibilité à l’international, que la préservation du pacte
institutionnel qui est le nôtre depuis 1958.
Le risque est que nous entrions dans une
instabilité chronique qui rende en effet le pays ingouvernable. Dans un
régime à forte présidentialité comme l’est la Ve République, la
responsabilité matrice relève du chef de l’État.
La résolution de la
crise est entre ses mains mais elles sont encombrées de ses propres
maladresses.
Entre la dissolution d’un côté et l’artefact du «front
républicain» de l’autre, nous payons au prix fort non pas la défense des
institutions mais la volonté des gouvernants du moment de survivre à
n’importe quel prix, y compris celui consistant à brûler l’esprit même
de la Ve République, qui en est le vaisseau amiral.
Un pays qui n’avait
plus que ses institutions comme vertèbres tutrices et qui les voit
s’affaisser aussi subitement que dangereusement est un pays qui est en
passe de larguer ses toutes dernières amarres.
La bataille autour de la
motion de censure et de ses suites ouvre un champ bien au-delà des
controverses partisanes sur cette interrogation.
Et à ce stade nul ne
peut prétendre avoir une réponse claire et durable à ce qui s’apparente
au plus grand défi que les institutions ont à affronter depuis près de
70 ans. ■
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